Sylvana Lorenz : « En bon petit soldat zélé, j’acceptais de faire partie de ce réseau pyramidal pour promouvoir l’art institutionnel. »

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Corine Moriou pour France-Soir
Publié le 08 mai 2024 - 09:10
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Sylvana Lorentz
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Corine Moriou
Sylvana Lorenz nous invite dans les coulisses de la scène artistique des années 80 d’effervescence débridée, jusqu’à la fin du XXème siècle
Corine Moriou

Dans son livre « L’art est une partie de plaisir », Sylvana Lorenz nous invite dans les coulisses de la scène artistique des années 80 d’effervescence débridée, jusqu’à la fin du XXème siècle. Avec sincérité et humour, la galeriste nous raconte « ses artistes, ses amours, ses emmerdes ». Un amusant manuel pédagogique pour les nuls en art contemporain… et pour ceux qui font semblant de tout savoir.  

La vie de Sylvana Lorenz est un roman. En 1968, alors âgée de 15 ans, elle découvre à Nice, sur le chemin du lycée Calmette, la boutique de brocante de Benjamin Vautier dit Ben. Sur la façade, des écritures en lettres blanches sur fond noir : « Tout est art », « L’art ment »… En échange d’un 33 tours, il lui offre un bout de ficelle signé Ben. « Marcel Duchamp est le père de l’art conceptuel. Il a pris une roue de bicyclette et l’a placée sur un tabouret, il a posé un urinoir sur un socle. Et il a dit :« C’est de l’art.  Ce n’est pas l’objet qui importe, c’est l’idée » », lui explique-t-il.

L’ingénue n’en croit pas ses oreilles. Mais elle se laisse initier à l’art conceptuel, au « ready-made » où des objets usinés du quotidien deviennent des œuvres, aux performances en direct devant un public… « Sans la rencontre de Ben, je ne me serais sans doute pas intéressée à l’art », reconnaît-t-elle. Grâce à ce « fada », elle fait la connaissance de personnalités majeures de l’Ecole de Nice, telles que César et Arman. Une succession de rencontres trace son destin haut en couleurs.  

 

Un livre truffé d’anecdotes sur les artistes

Sylvana Lorenz est fraîchement licenciée en lettres modernes (et en histoire de l’art) à la faculté de Nanterre et est la jeune Maman d’une fillette prénommée Amandine. Elle se lance avec succès dans la vente de tableaux dans son bel appartement parisien de la rive droite, puis elle ouvre sa première galerie rue du Faubourg Saint-Honoré, en 1981. Elle rencontre Iris Clert, galeriste pionnière qui, au début des années 1960, avait exposé dans son antre de la rue des Beaux-Arts des artistes controversés comme Jean Tinguely, Arman, Yves Klein… Mais ce qui l’intéresse, c’est de se rapprocher du flamboyant Pierre Cornette de Saint-Cyr. Pas simple. Finalement, elle devient experte en originaux d’illustrations publicitaires sous la coupe du célèbre commissaire-priseur. Celui-ci est bluffé par sa personnalité, apprenant qu’elle collectionne de jeunes artistes tels que Ben, Robert Combas, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring

Ce livre se lit avec délice, car il est truffé d’anecdotes racontant les relations de la galeriste - tantôt joyeuses, tantôt houleuses - avec les artistes. Mais il faut parfois taper le nom d’un créateur sur le web pour savoir de qui il s’agit. Claude Gilli, Robert Filliou ou Bertrand Lavier, vous connaissez ?

L’experte rencontre César dans sa propriété à Roquefort-les-Pins. « Le concept, c’est de la foutaise, lui assène-t-il ! Moi je suis un sculpteur traditionnel, j’aime travailler avec mes mains. Le tournevis dans le cul, c’est moi-même qui lui ai mis, au centaure ! » Sur un coup de sang, Robert Combas coupe les ponts avec la galeriste tandis que Jean-Michel Basquiat la supplie d’acheter un dessin pour 5 000 francs. Jeff Koons immortalise sa chienne Puppy, sous la forme de sculptures florales géantes. Keith Haring dessine au marqueur un de ses radiant babies sur son pull.

 

Un amusant manuel pédagogique pour les nuls

Parler de soi est toujours une gageure. Avec son dernier livre, Sylvana Lorenz a réussi son pari. A travers ses mémoires, elle nous raconte sa vie, mais elle nous explique aussi les rouages du monde de l’art. Et cela à un rythme trépidant ! Au fil des pages, on la sent animée du désir de transmettre ce qu’elle a appris, ce qu’elle a aussi enseigné sans langue de bois à ses élèves à l’IESA, l’Institut d’Etudes Supérieures des Arts. Elle y réussit parfaitement bien.

 

 Sylvana Lorenz, habillée par Pierre Cardin, sous une œuvre dédicacée de Ben ©Corine Moriou

 

Ce livre pourrait s’apparenter à un amusant manuel pédagogique en art contemporain pour les nuls (et pour ceux qui font semblant de tout savoir). Mais il n’est jamais ennuyeux, car Sylvana Lorenz, mêlant vie privée et vie professionnelle, raconte « ses artistes, ses amours, ses emmerdes », avec un franc-parler qui signe son indépendance dans un milieu, en fait, très codifié.

Marchande d’art, experte, galeriste à son compte, elle met en lumière sa place de femme (aux antipodes du mouvement #MeToo) imbriquée dans les évolutions du paysage artistique de son époque. Jamais on n’avait vu en France autant d’expositions consacrées aux nouvelles tendances : l’art conceptuel bien-sûr, mais aussi le mouvement Fluxus, la Figuration libre, les Nouveaux Fauves, le Néo-Géo, le Street Art, l’Art Numérique…

 

Propagande de l’art conceptuel sous la houlette de l’Etat

Sylvana Lorenz se remémore : « La vie était une fête que nous vivions sans comprendre que nous écrivions l’histoire de l’art ».

Avec l’artiste suisse John Armleder, Sylvana Lorenz s’immerge dans le néo-géométrisme, le « dripping ». Elle rencontre le sculpteur Martin Kippenberger, le groupe BMPT (du nom de quatre artistes dont Daniel Buren)… Ces artistes de l’art conceptuel la fascinent et elle décide de donner une nouvelle orientation à sa vie professionnelle.

Après son « « odyssée glamour de midinette faubourienne », elle loue un grand local à verrière au 13, rue Chapon dans le Marais, en 1987. Elle devient une « galeriste institutionnelle », une gestatrice qui enfante et met au monde  de jeunes talents. Une activité qui bénéficie d’une plus grande reconnaissance que celle de marchande d’art.

Sans langue de bois, Sylvana Lorenz décortique pour les lecteurs le système mis en place sous la houlette de Jack Lang, alors ministre de la Culture. Celui-ci veut promouvoir l’art conceptuel. « Croire au talent d’un artiste et au flair d’un galeriste, c’est perdre son temps ! Pour devenir un artiste subventionné, il est nécessaire de suivre un parcours précis. D’abord être sorti d’une école nationale d’art, telles que celle de Cergy-Pontoise ou de la Villa Arson à Nice, lieux de formation, de rencontres, d’expositions où les enseignants formatent leurs étudiants pour en faire des artistes conceptuels. » Ils produisent ainsi des œuvres considérées comme politiquement correctes que les « Ayatollahs de l’Etat » décident d’exposer dans des galeries ciblées, puis d’acheter pour des musées et des centres d’art publics. Du coup, la cote de ces artistes en herbe monte. Banksy est un exemple de ce type de réussite. « En bon petit soldat zélé, j’acceptais de faire partie de ce réseau pyramidal pour promouvoir l’art institutionnel. Cette galerie expérimentale, c’était ma danseuse. J’ai compris ce que voulait dire « galérer » ! » En parallèle, la prêtresse de l’art contemporain continue à vendre des œuvres d’artistes plus commerciaux pour remplir ses caisses.

Les années fric et de spéculation dans l’art se tassent. L’existence de Sylvana Lorenz est un happening perpétuel. Pierre Cardin lui confie les clés de l’Espace Cardin…

 « L’art est une partie de plaisir » de Sylvana Lorenz publié à l’Archipel, avec 27 photos retraçant son incroyable saga en compagnie d’artistes et de personnalités.

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