Face aux "gilets jaunes", les hésitations de la banlieue

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Par Tiphaine LE LIBOUX - Montreuil (AFP)
Publié le 17 décembre 2018 - 13:25
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Protestation de "gilets jaunes" à Longevilles-Les-Saint-Avold, (est de la France), le 15 décembre 2018
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© JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP
Protestation de "gilets jaunes" à Longevilles-Les-Saint-Avold, (est de la France), le 15 décembre 2018
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En banlieue, “ça fait trente ans qu’on porte un gilet jaune”: malgré des difficultés sociales communes, le mouvement qui secoue la France depuis cinq semaines a pour l’heure peu mobilisé dans les quartiers populaires, partagés entre défiance et résignation.

“AG à 19H” proclame une pancarte à la sortie du métro à Montreuil. Depuis le 11 décembre, une quarantaine de "gilets jaunes" se retrouvent régulièrement autour d'un brasero. Parmi eux, des retraités, des jeunes politisés, mais peu d’habitants des cinq quartiers prioritaires (QPV) de cette ville de Seine-Saint-Denis.

“Même si on manifeste, ça va changer quoi ?”, soupire dans une cité toute proche Sylviane, 57 ans, auxiliaire de vie scolaire au chômage. Dans son immeuble, seule Latifa a accroché un gilet jaune à son balcon. Cette secrétaire médicale de 53 ans regrette de ne pouvoir aller manifester - trop compliqué, avec sa fille à la maison - “mais je suis à fond sur les réseaux sociaux !”

Comme elle, beaucoup “observent, nous suivent sur internet”, assure José Espinosa, l’initiateur du mouvement à Montreuil. “Il y a un soutien réel de la population, ça a beaucoup parlé dans les cafés, dans les quartiers”, ajoute le maire, Patrice Bessac (PCF).

Des points de convergence importants existent, explique Alain Bertho, anthropologue qui travaille à Saint-Denis : notamment sur “les inégalités et la représentation politique. Deux questions à vif dans les quartiers populaires, depuis très longtemps".

Mais s“il y a des +gilets jaunes+ dans les quartiers, il y en a peu”, observe Julien Talpin, sociologue roubaisien. Dans cette ville pauvre du Nord de la France, des mères de familles ont bien tenté d’organiser des blocages filtrants, mais “il n’y avait pas grand monde”, racontent-elles.

Comment l’expliquer ? D’abord, le mouvement des "gilets jaunes" a débuté “sur des enjeux liés à la voiture”, moins utilisée dans les quartiers, avance le sociologue.

Ensuite, une “défiance” a pu freiner l’engouement pour un mouvement vite “perçu comme raciste”, après qu’une conductrice a été forcée de retirer son voile, ou que des migrants cachés dans un camion ont été dénoncés.

Il y a enfin la “résignation” très forte dans les quartiers, où, après des années de déceptions politiques, domine la “conviction que l’action collective ne sert à rien”.

- “Ils étaient où en 2005 ?” -

Pourtant, “le gilet jaune, on le porte depuis 30 ans”, lance Mohamed Mechmache. Sympathisant du mouvement comme la très grande majorité des Français, le militant s’agace lorsqu’on lui demande pourquoi les banlieues ne l’ont pas massivement endossé.

“Nuit Debout, les +gilets jaunes+, à chaque fois qu’il y a un mouvement hors des quartiers, on leur demande de s’y agréger, mais où étaient tous ces gens en 2005 ?”

Cette année là, il avait fondé le comité “Ac le Feu” après les émeutes - qu’il préfère appeler “révoltes sociales” - déclenchées par la mort de deux adolescents qui fuyaient la police. Depuis, “nos combats n’ont pas été beaucoup soutenus, mais nous continuons à lutter pour nos droits”, avec ou sans gilet.

Gilet jaune siglé “Sevran 93” sur le dos, Hocine, 26 ans, a manifesté samedi dernier à Paris, pour la deuxième fois. Parmi ceux “qui ne veulent pas venir, certains parlent des bavures policières, me disent que les gens n’ont pas soutenu la banlieue”. Lui va “au-delà de ça, car on est tous concernés”.

C’est aussi la position du Comité Adama Traoré, du nom de ce jeune homme mort lors d’une interpellation en 2016. Pour le collectif, un des rares à avoir appelé à manifester aux côtés des "gilets jaunes", des combats communs peuvent être menés.

“Personne ne pourra nous dire +vous étiez où en 2018 ?+”, estime Youcef Brakni, un des porte-parole. "Ca, ça, restera à jamais. Même ceux qui ne se sont pas déplacés ont pu lire des interviews, entendre nos paroles sur les réseaux sociaux et ça compte aussi”.

“Un jour peut-être la jonction se fera”, poursuit Alain Bertho. Selon lui, un rapprochement “symbolique” a déjà eu lieu "dans les deux sens", avec l’appel du Comité Adama et le tollé provoqué par l’arrestation des lycéens de Mantes-la-Jolie, agenouillés, mains sur la tête. Dans plusieurs villes, “des gilets jaunes se sont mis à genoux en signe de solidarité. Un des premiers depuis des années”.

“Le mouvement des +gilets jaunes+ est l’un de ceux qui a obtenu le plus de victoires ces vingt dernières années, avec des mesures qui vont bénéficier aux quartiers comme la prime d’activité”, assure aussi Julien Talpin. De quoi “combattre la résignation et montrer que la lutte paie”, y compris dans les quartiers.

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