En Libye, l'Etat islamique profite de l'offensive du maréchal Haftar sur Tripoli

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Matteo Puxton, édité par Maxime Macé
Publié le 30 avril 2019 - 18:21
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L'Etat islamique profite de l'offensive Haftar contre Tripoli pour se renforcer.
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L'Etat islamique profite de l'offensive Haftar contre Tripoli pour se renforcer.
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Les troupes du maréchal Khalifa Haftar se sont lancées à la conquête de Tripoli contre les forces du gouvernement d'union nationale qui contrôlent la capitale libyenne. Des combats qui profitent à la branche locale de l'organisation Etat islamique comme l'explique pour France-Soir, Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'organisation terroriste.

Depuis la chute de Syrte en décembre 2016, la branche libyenne de l'Etat islamique s'est patiemment reconstruite. Son activité redevient visible dans la propagande de l'EI à partir de la fin de l'été 2017 et augmente en 2018. Elle a fourni une vidéo longue chaque année en 2017 et 2018 (4 juillet, la dernière en date). Le basculement à l'insurrection s'accompagne d'une réorganisation basée sur de nombreux membres venus de l'Afrique subsaharienne et une connexion étroite avec les réseaux de contrebande libyens dans le désert. Dès janvier 2017, la branche libyenne de l'organisation mène une guerre d'usure (nikayah) qui a été préparée avant même la chute de Syrte par la fuite de cadres importants vers le désert. Elle mène des attaques spectaculaires visant les institutions à Tripoli, pour briser toute tentative de construction gouvernementale, ce qui montre aussi les connexions qui relient les bases de l'EI dans le sud du pays et les cellules opérant dans les villes côtières, sur 750 km. Depuis ses bases au sud, elle harcèle les positions des milices du maréchal Haftar. La reconquête du sud par les forces de Haftar, notamment le Fezzan, pouvait laisser croire que le groupe djihadiste verrait ses bases affaiblies. Il n'en a rien été car le gros de ces forces est ensuite parti pour reconquérir Tripoli, ouvrant des vides que l'Etat islamique cherche maintenant à combler.

La branche libyenne était discrète dans la propagande depuis quelques mois: la dernière opération revendiquée par l'EI était l'attaque du ministère des Affaires étrangères à Tripoli (26 décembre 2018). Depuis, plus rien, dans la propagande du moins, car l'activité, elle, continue.

Le 1er janvier 2019, l'Armée nationale libyenne du maréchal Haftar (ANL) se porte au secours de 20 civils à Ghadduwah, à 70 km au sud de Sebha, capturés par les djihadistes durant les raids sur Fuqaha et Tazerbu l'année précédente. L'ANL visait en fait des groupes d'opposants tchadiens qui avaient attaqué la 10ème brigade à Taraghin le 27 décembre: dans une ferme, elle découvre les prisonniers enfermés dans des containers, et dans une autre non loin un atelier de fabrication d'explosifs. L'opération fait trois tués et trois blessés. Le raid coïncide avec deux attaques kamikazes sur le poste de police de Ghadduwah. Le 7 janvier, la Rada (force spéciale de Tripoli) annonce que lors de ses derniers raids ou attaques ciblées, l'Etat islamique a utilisé des faux papiers et, parfois, des déguisements féminins. Le 10 janvier, la Rada aurait arrêté deux membres de l'EI à l'hôtel des 4 saisons de Tripoli. Le 17 janvier, l'ANL annonce avoir tué le chef des "brigades du désert" du groupe terroriste et le chef de la branche militaire et des soldats, Mahdi Rajab Danqou (alias Abou al-Barakat), à al-Shaati, bien que cela ne soit pas confirmé. Le 27 janvier, le département d'enquête criminelle de Misrata arrête Zakaria Saleh al-Sheikh dans le district Jebel al-Gharbi de Misrata. Al-Sheikh s'était récemment échappé de Derna. Le 31 janvier, le bataillon 166 basé à Syrte arrête Khalifa Barq, un cadre connu d'Ansar al-Charia et partisan de l'EI.

Le 26 février, les forces de sécurité de Syrte arrêtent Ibrahim Mohammed Saleh Al-Qaziri, membre de l'Etat islamique, dans sa maison. Al-Qaziri aurait été responsable de la radio "Al-Tawheed" de l'EI en 2015 et 2016. Dans le numéro 171 d'al-Naba, le 28 février, le groupe djihaidste critique les groupes liés à al-Qaïda qui avaient occupé Derna avec l'EI jusqu'à ce que ce dernier en soit chassé.

Le 7 mars, un "gang" de cinq hommes suspecté d'être lié à l'EI est arrêté à Tripoli. Trois d'entre eux auraient été déguisés en femmes. Le 13 mars, le Maroc démantèle une cellule terroriste de six hommes après des raids dans la région de Casablanca. Le ministère de l'Intérieur annonce qu'un des hommes arrêtés avait déjà été emprisonné pour des liens avec la branche libyenne de l'organisation teroriste. Le 22 mars, les médias libyens annoncent que la Rada a arrêté un membre fameux de l'EI de Syrte, Ahmed Masoud Ammari. Le même jour, le corps d'un ancien membre des forces de sécurité, dont on pense qu'il a été tué par les djihadistes, est retrouvé près d'al-Bartamah. Le 25 mars, la sécurité de Sabratha arrête une personne suspectée d'appartenir à l'EI.

Cinq jours après le déclenchement par le maréchal Haftar de son offensive vers Tripoli, l'Etat islamique lance un premier raid sur l'oasis de Fuqaha (9 avril). Un reportage photo l'illustre dès le 14 avril. Il est intitulé: "Wilayat Libye – Barqah – Reportage sur l'offensive des soldats du califat dans la ville de Fuqaha au sud de la Libye". Le reportage photo se compose de 17 clichés. Sur le premier, on peut voir un pick-up armé d'un ZPU-4 (4x14,5 mm) arriver dans Fuqaha. Sur la deuxième image, on distingue un autre technical armé d'une mitrailleuse W85 (12,7 mm). Une dizaine de combattants sont visibles sur le deuxième cliché. Ils pénètrent dans le bâtiment de la garde municipale, font des prisonniers, incendient l'endroit et fouillent d'autres bâtisses qui appartiennent à des "membres de la milice de Haftar". Le chef du conseil municipal, Ahmed Sewessi, est abattu, le bâtiment du conseil municipal incendié. Les maisons des "miliciens de Haftar" sont fouillées (un des combattants de l'EI est armé d'un fusil d'assaut AK 103-2). Une escouade garde les prisonniers; elle dispose d'une mitrailleuse PKM. Au moins quatre des prisonniers sont exécutés sur place ou plus tard dans la nuit du raid. Une dizaine d'autres sont encore en vie à la fin du reportage photo. La dernière image montre le commandant de la garde municipale, capturé et encore en vie, mais il sera plus tard exécuté, lui aussi.

Pick-up armé d'un affût quadritube antiaérien ZPU-4 (4x14,5 mm). Reportage photo du raid sur Fuqaha, le 9 avril.

Un djihadiste fouille un bâtiment dans Fuqaha. Il est armé d'un AK 103-2.

L'Etat islamique, arrivé avec une quinzaine de véhicules, a coupé les communications avant d'investir la localité. Trois civils libérés par l'ANL à Ghadduwa en janvier sont tués dans le raid. Le groupe est très présent dans le secteur depuis deux ans. L'attaque d'un checkpoint près de Fuqaha le 23 août 2017 avait été l'un des premiers signes du retour de la branche libyenne dans la propagande djihadiste. Le dernier raid d'ampleur avait été lancé le 29 octobre 2018: l'EI avait capturé des fils d'Ahmed Sewessi, le chef du conseil municipal exécuté pendant le raid du 9 avril 2019... Le raid fait partie de l'opération "Revanche pour le Cham" lancée de manière coordonnée par l'Etat islamique à travers la Syrie, l'Irak et les branches extérieures à partir du 9 avril.

Lire aussi - L'Etat islamique lance une offensive sur plusieurs pays pour "venger le califat"

Dans le numéro 177 d'al-Naba (11 avril), l'EI résume les deux opérations menées en Libye: le raid sur Fuqaha (où est confirmé la mort du commandant de la garde municipale), et le raid sur Ghadduwa le 11 avril, où six personnes sont exécutées par l'Etat islamique.

A noter que dans la propagande, l'Etat islamique utilisait le terme de wilayat (province) Libye et reprenait le terme d'al-Barqah, correspondant à une de ses anciennes provinces (Cyrénaïque), pour désigner toutes les opérations depuis décembre 2016. Or le raid sur Ghadduwa, qui fait l'objet d'un reportage photo le 16 avril, emploie la dénomination Fezzan (une autre des anciennes provinces) pour désigner le secteur, qui ne s'était pas vue depuis longtemps.

Le 13 avril, après le déclenchement de l'offensive sur Tripoli par le maréchal Haftar, la Rada annonce avoir arrêté Anas Abrik Zouki (alias Abou Abdullah al-Darnawi), accusé de préparer des attaques dans Tripoli. Il se serait trouvé à Benghazi entre 2015 et janvier 2017, puis se serait rendu dans les nouveaux bastions de l'Etat islamique dans le sud, Umm al-Aranib, Sebha, puis à Tripoli.

Le 21 avril, l'EI diffuse un nouveau reportage photo intitulé: "Wilayat Libye – Fezzan – Reportage photo (2): embuscade des moudjahidine contre les apostats de la milice de Haftar au sud de Sebha". Le reportage photo comprend huit clichés. Sur le premier cliché, les combattants de l'Etat islamique préparent une bande de cartouches pour une mitrailleuse Type 80 ou PKM. On peut voir ensuite la colonne motorisée de l'EI qui va tendre l'embuscade: une photo montre cinq véhicules, dont deux technicals, parmi lesquels un pick-up avec ZPU-4 (4x14,5 mm). Ce dernier véhicule est probablement le même que celui du reportage photo du 14 avril, montrant le raid sur Fuqaha (9 avril): il s'agit sans doute d'une katiba qui se déplace géographiquement (sachant que Fuqaha est à plus de 200 km au nord-est de Sebha, et que l'action du reportage est situé par l'EI "au sud de Sebha").

Une autre photo montre un pick-up Toyota armé probablement d'une mitrailleuse lourde W85 (12,7 mm), que l'on voit effectivement plus loin sur un autre cliché. Postés en embuscade au bord de la route, les combattants de l'EI, avec lance-roquettes RPG-7 et mitrailleuse PKM, ouvrent le feu sur un convoi qui comprend au moins un pick-up Land Cruiser avec canon sans recul de 106 (M40 ou copie). Plusieurs fantassins avec des fusils d'assaut AK tirent également sur le convoi.

Le pick-up avec ZPU-4 (4x14,5 mm) du reportage photo du 21 avril ressemble beaucoup à celui du raid sur Fuqaha le 9 avril. Est-ce une même katiba qui se déplace avec ses véhicules pour les raids?

Il s'agit du troisième reportage photo publié par la branche libyenne en 15 jours. Après le raid sur Fuqaha (9 avril) et celui sur Ghadduwa (11 avril), l'Etat islamique montre cette fois-ci une embuscade contre les forces du maréchal Haftar, au sud de Sebha. On retrouve la dénomination Fezzan pour le secteur d'opérations, que l'EI a réutilisé avec le reportage photo montrant le raid sur Ghadduwa. Précédemment, le groupe terroriste utilisait le nom de l'ancienne province al-Barqah pour publier ses documents visuels (il a continué de le faire pour le raid sur Fuqaha dans le reportage photo du 14 avril).

Le numéro 178 d'al-Naba, paru le 18 avril, comprend un article dédié à l'exécution du Sheikh Masoud, un des prisonniers capturés pendant le raid sur Ghadduwa. L'Etat islamique raille Masoud, imam et prêcheur à Sebha, ainsi que le rite makhdaliste très prisé parmi les forces qui combattent pour Haftar, notamment parmi la katiba Khalid ibn al-Walid (brigade 104, composée de Toubous, qui opère dans le secteur de Sebha).

Une semaine plus tard, le 25 avril, l'Etat islamique diffuse un quatrième reportage photo au Fezzan montrant la capture et l'exécution de Sheikh Masoud. Tiré de son lit, Masoud est exécuté par balles devant le pick-up Land Cruiser portant un ZPU-4.

Sheikh Masoud abattu après avoir été capturé par les djihadistes de l'EI. Reportage photo du 25 avril.

Depuis le mois d'octobre 2018, selon des sources locales, la branche libyenne affirme son retour et ne se contente plus seulement d'opérations ciblées à Tripoli et de raids éclairs sur des cibles fixes, elle marque sa présence sur le terrain. Dans la ville d'Ubari, pourtant reconquise par les forces d'Haftar récemment, l'Etat islamique aurait développé des réseaux, recruté au-delà d'un discours idéologique parfois mis entre parenthèses. L'accueil réservé aux forces de Haftar n'a pas forcément été toujours chaleureux dans le sud libyen. Désormais, ces forces sont parties vers le nord/nord-ouest pour participer à l'assaut sur Tripoli, et l'EI en a profité, exerçant des représailles sur ceux s'étant déclarés pour Haftar. Un rapport récent pointe également le rôle que la branche libyenne a joué dans le développement de la branche Afrique occidentale de l'EI, au Nigéria. Elle a joué le rôle de médiation entre Aboubakar Shekau et Abou Musab al-Barnawi, en 2016, avant que son échec n'entraîne l'intervention de l'appareil central de l'Etat islamique, le débarquement de Shekau et la nomination de Barnawi à la tête de la branche.

Carte de Eye on ISIS in Libya modifiée pour montrer les opérations récentes de l'EI ; situation en décembre 2018 (avant l'offensive de Haftar vers Tripoli). L'EI se manifeste dans le sud libyen, vidé des forces du maréchal Haftar parties assaillir Tripoli plus au nord. On distingue les zones d'opérations de l'EI : 1/dans le Fezzan, au sud/sud-ouest de Sebha 2/dans la région de Jufra jusqu'au sud de Syrte 3/autour de Bani Walid, au sud-ouest de Tripoli 4/ vers le croissant pétrolier, au sud-ouest de Ras Lanouf et au sud-ouest d'Ajdabiya.

En décembre 2016, le mois de la chute de Syrte, deux contingents de membres de la branche Afrique occidentale partis s'entraîner en Libye reviennent au Nigéria, ils sont rejoints par un troisième groupe en janvier 2017. Des membres libyens, ou d'autres pays subsahariens que le Nigéria, arrivent également sur place avec ces contingents pour restructurer la branche Afrique occidentale. Parallèlement, des membres de la branche Afrique occidentale partent de nouveau s'entraîner en Libye pour pouvoir ensuite créer au Nigéria des formations spécialisées pour les recrues. La jeune génération qui remplace depuis l'an dernier les cadres de la branche Afrique occidentale aux commandes depuis 2016 est celle qui a été formée en Libye. Au vu de la place grandissante de la branche Afrique occidentale au sein de l'Etat islamique et de sa propagande, il ne faut donc pas sous-estimer l'influence de la branche libyenne, qui bien que plus discrète, n'en reste pas moins dangereuse.

Voir:

En Tunisie, la menace de l'Etat islamique grandit mais reste marginale

L'Etat islamique lance une offensive sur plusieurs pays pour "venger le califat"

L'Etat islamique en Afrique subsaharienne: la nouvelle menace

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