Chronique estivale - Ces étonnantes anecdotes de l'histoire de notre justice - Épisode 2 : Questions de preuve 

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Laurence Beneux, France-Soir
Publié le 28 juillet 2023 - 19:30
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Chroniques
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La Justice dans tous ses états !
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CHRONIQUE -  Quelles que soient les normes sociales d’une époque, que le responsable d’un crime soit l’individu le commettant ou le démon qui a pris possession de lui, une bonne justice doit établir la preuve de la culpabilité avant toute condamnation. 

La condamnation d’un innocent est une tragédie qui porte une atteinte grave à la sécurité des justiciables et à la confiance que ces derniers ont en l’institution judiciaire. Pour que ses décisions soient acceptées, la justice doit se montrer juste, et des condamnations arbitraires ont pu avoir des conséquences dramatiques. 

Au fil des siècles, le bon juge s’est donc attaché à développer des stratégies pour établir la preuve de la culpabilité d’un prévenu. Comme le problème est délicat, les méthodes ont pu s’avérer imparfaites. Celles d’une époque révolue peuvent sembler surprenantes au justiciable contemporain. Et il n’y a pas que de bons juges. 

N’empêche, la question de la preuve est de tout temps au cœur du questionnement judiciaire.  

NORMANDIE - 1077  -   COMMENT RÉSOUDRE UN PROBLÈME DE PREUVES 

Le chevalier Guillaume de Pantoul est accusé de meurtre. À tort d’après lui et il entend prouver son innocence. Il demande donc à être jugé à la Cour de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie et son suzerain.  

Le duc écoute l’accusé et ses accusateurs, mais problème, il ne parvient pas à trouver de preuves qui étaieraient l’une ou l’autre des positions.  

Il faut résoudre le problème et pour éviter toute erreur judiciaire, le noble normand décide de se faire aider par celui qui ne peut pas se tromper : Dieu. Il ordonne donc l’épreuve du fer rougi.  

Le chevalier se voit contraint d’empoigner un morceau de fer chauffé jusqu’à l’incandescence. La main est ensuite bandée et examinée quelques jours plus tard. Les brûlures semblent en voie de cicatrisation, elles ne sont pas infectées. 

La conclusion s’impose : Guillaume de Pantoul est innocent ! Dieu n’aurait pas permis la guérison d’un coupable ! 

SOISSONS - 1114  -  UNE FATALE MÉTHODE POUR RÉSOUDRE LE PROBLÈME DE LA PREUVE 

En 1114, Clément, un modeste paysan de la région de Soissons, a la malchance d’être accusé par ses voisins du crime de sorcellerie. L’évêque du diocèse s’empare immédiatement de cette grave affaire - on ne plaisante pas avec ces choses-là - et se livre aux investigations qui s’imposent.

Il interroge donc Clément et entend de nombreux témoignages. Hélas, là encore, établir la preuve du crime s’avère difficile. Le prélat n’arrive pas à réunir d’éléments suffisamment convaincants pour établir l’innocence ou la culpabilité de Clément.  

Pour éviter toute erreur, l’évêque opte pour le même moyen infaillible que le duc de Normandie, le recours à Dieu. Malheureusement pour Clément, au lieu de choisir l’épreuve du fer rougi, le religieux ordonne celle de l’eau. "Malheureusement" parce que, selon nos critères contemporains, cette épreuve ne finissait jamais bien pour l’accusé. 

Le paysan est conduit au bord de l’étang où s’est rassemblé tout le village. Il est ensuite jeté à l’eau, les poignets liés.  

La foule constate alors qu’il ne coule pas, mais au contraire flotte. On finit donc par sortir le pauvre Clément de l’étang, à moitié noyé, et le verdict tombe : l’eau est un élément pur qui rejette à sa surface tous ceux qui ont la conscience sale, et l’homme est donc bien coupable des crimes qui lui sont reprochés.  

Il est immédiatement déclaré hérétique et mené au bûcher sous la vindicte des villageois ! Grâce à Dieu, justice est faite !  

Être innocent ne lui aurait pas réservé un sort beaucoup plus enviable vous dîtes-vous ? Pour les justiciables du XIIe siècle, bien sûr que si ! S’il avait été innocent, ce sorcier de Clément aurait eu la chance de rejoindre immédiatement le paradis ! En l’occurrence, ce sale hérétique avait gagné un immédiat aller simple pour l’enfer ! Avec en avant-goût, le bûcher ! 

FRANCE - XIIIe/XIVe/XVe SIÈCLES  -  QUAND LA RECHERCHE DE LA PREUVE AURAIT PU SAUVER DES MILLIONS DE VIES ! 

En 1233, une bulle papale décrète que les chats noirs sont les serviteurs du Diable. 

Il faut dire que leurs dents sont réputées venimeuses, leur chair empoisonnée et leurs poils mortels si par mégarde on en avale. Bref de sales bêtes ! De surcroît, ils aiment déambuler la nuit, ont des yeux étincelants capables de percer l’obscurité et sont les alliés privilégiés des sorcières ! Et si un doute persistait, il faut rappeler qu’un pouvoir de guérison comme celui dont ils sont dotés n’est certes pas catholique : sucer le sang de la queue d’un chat préalablement coupée garantit un rétablissement immédiat même après les chutes les plus brutales ! Seulement voilà : tout cela n’est qu’allégation et le Diable se cache dans les détails... L’allégation ne fait pas la preuve. 

Comme les autres animaux nuisibles à l’époque, ces diaboliques mammifères font l’objet de procès où ils sont jugés comme des personnes. Et comme on les accuse, non seulement d’être complices complaisants des sorcières, mais en plus de participer à la propagation de la peste, j’aime autant vous dire que ça ne rigole pas !  

Les effets de la bulle papale de 1233 sont renforcés au XIVe siècle par le pape Innocent VII (1336-1415) qui exige une intensification de la chasse aux chats sataniques. Le pape Innocent VIII (1432 – 1492) enfonce le clou en rédigeant, en 1484, une bulle papale ordonnant que les sorcières et leurs chats soient brûlés vifs. 

Ces ires papales successives font grimper le nombre d’exécutions des félins à plusieurs millions. On ne s’embête pas trop à rechercher la preuve des méfaits reprochés : être chat est considéré comme une preuve en soi. 

Le pape Innocent aurait dû accorder plus d’importance à la présomption d’innocence des quadrupèdes et s’attacher à rechercher scrupuleusement la preuve de leur culpabilité. Les chats étaient tout à fait innocents de la propagation de maladies mortelles pour l’homme.  

Et ces exécutions arbitraires des félins vont avoir une conséquence inattendue (et inconnue à l’époque) pour l’homme : 

Au XIVe, se déclare une pandémie qui allait durer trois siècles et qui ravage l’humanité : la Peste Noire ou Grande Peste. Et je peux vous dire que celle-là, elle n’est pas “asymptomatique” dans la plupart des cas ! Elle est réellement dangereuse ! Rien que de 1346 à 1350, 25 millions de personnes en décèdent, soit environ un tiers de la population européenne. 

Or, la peste bubonique se propage à cause des puces du rat qui, contrairement au chat, n’est absolument pas soupçonné à l’époque. Le massacre des félins a pour conséquence une intensification de l’épidémie qui aurait duré moins longtemps si on les avait laissé se livrer tranquillement à une de leurs occupations favorites : chasser les rongeurs à des fins gastronomiques ! 

Au lieu de quoi, on s’est tiré une balle dans le pied en les accusant tout à fait injustement d’être responsables de la peste. Comme quoi, l’erreur judiciaire a toujours des conséquences graves pour la société ! 

Les paysans, qui se sont entêtés à garder leurs chats qui leur rendaient bien des services en prédatant des rongeurs vite envahissants et dévoreurs de comestibles, furent largement épargnés par la peste... 

LORRAINE - FIN DU XVIIIÉME SIÈCLE  - MANQUE DE RIGUEUR ET ERREUR JUDICIAIRE 

Sans entraîner, indirectement, des millions de morts, une conclusion de culpabilité expéditive peut avoir une conséquence grave, voire irrémédiable, pour sa victime, et dangereuse pour la confiance du justiciable en la justice : l’erreur judiciaire. 

Voltaire ne s’y trompa pas, qui dénonça farouchement le manque de rigueur de juges peu exigeants dans le domaine de la preuve et envoyant à la mort des innocents en se fondant sur des raisonnements sujets à caution.  

On doit à l’écrivain et philosophe de connaître l’histoire du pauvre Martin, un agriculteur père de sept enfants, dont le seul crime fut de se faire dérober son manteau par un voleur de grand chemin.  

En cette fin du 18e siècle, Martin dort avec toute sa famille tandis qu’un riche voyageur se fait assassiner et dépouiller par un brigand portant le manteau du cultivateur. Un témoin reconnaît l’habit et Martin est arrêté.  

Ses explications, son passé honorable, le fait qu’aucune richesse ne soit retrouvée chez lui, rien ne saura convaincre de son innocence un juge en mal de résultat, et donc de coupable. Le fait que le témoin du crime affirme ne pas reconnaître le visage du cultivateur aurait dû faire pencher la balance judiciaire en faveur de l’accusé, mais le juge suit un raisonnement curieux : Martin exprime naturellement son soulagement, et le magistrat, plutôt que d’y voir la joie naturelle de l’innocent qui pense que la vérité est établie, en conclut sa culpabilité. C’est d’après lui la satisfaction d’un coupable qui pense échapper à une juste sanction qui s’exprime !  

Martin est condamné à la torture ordinaire et extraordinaire et à mourir sur la roue. Il fait appel, mais la chambre criminelle de la Tournelle, compétente en la matière, est submergée et valide la condamnation sans examiner le dossier. 

L’agriculteur est donc torturé puis meurt sur la roue.  

Une semaine plus tard, le véritable coupable sur le point d’être exécuté à son tour pour un autre crime, avoue l’assassinat pour lequel Martin a été condamné.

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