Covid-19 : Débat autour des héros et boucs-émissaires : l’ impasse à la sortie de crise(s)

Auteur(s)
Mélia Arras-Djabi pour France-Soir
Publié le 16 avril 2020 - 23:03
Mis à jour le 18 avril 2020 - 18:40
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Héros et bouc émissaires
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Pete Linforth de Pixabay
Héros et boucs-émissaires
Pete Linforth de Pixabay

TRIBUNE : La pandémie du Covid-19 a révélé de multiples crises - sanitaire, politique, scientifique, économique, sociale mais aussi écologique - qui cristallisent le débat autour de l’élection de héros et la condamnation de boucs-émissaires. Ces mécanismes contribuent pourtant а en dissimuler les causes.

Sur les plans sanitaire et politique, nous assistons à une héroïsation du personnel soignant qualifié de « héros en blouse blanche » par le Président de la République. C’est aussi aux balcons des français et sur les réseaux sociaux que se multiplient les hommages. Bien qu’ils participent à reconnaître leur engagement, ils occultent aussi les causes réelles de la crise (mesures néolibérales appliquées à l’hôpital public, financement fondé sur la tarification à l’activité, nombre de lits et de personnel comme variable d’ajustement etc.). L’afflux massif de patients dans les hôpitaux met en lumière le malaise chronique des professionnels travaillant sans relâche malgré leur fatigue morale et physique et le manque d’équipement. D’autres acteurs sont désignés a contrario comme « les coupables » : c’est par exemple le cas d’Agnès Buzin, ex-ministre de la santé, devenue dans l’opinion publique la responsable de la crise sanitaire. En témoignant de ses remords vis-à-vis de la tenue des élections municipales et de l’immobilisme gouvernemental, elle dévoile un pouvoir politique pris en flagrant délit de dissimulation. Roselyne Bachelot, ministre de la santé à l’heure du virus H5N1, est quant à elle réhabilitée (elle avait fait l’objet d’attaques pour sa gestion trop prudente de stocks de masques), alors même qu’elle fut l’une des initiatrices de la grande réforme du système de santé.

Sur le plan scientifique, le débat qui agite les médias autour de l’hydroxychloriquine a fait émerger la figure héroïque de Didier Raoult, directeur de l’IHUM à Marseille. Alors que les décisions gouvernementales sur l’utilisation de cette molécule[1] s’appuient sur les avis d’experts, elles suscitent une profonde méfiance de la population. En s’opposant avec virulence à la stratégie du gouvernement[2] et en affirmant que « le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un méthodologiste », le virologue apparaît comme un héros aux yeux d’une frange de la population française. Cette crise de confiance envers la science est aussi le terreau favorable aux interprétations conspirationnistes. L’enquête réalisée par la fondation Jean-Jaurès montre ainsi que plus d’un français sur quatre (26%) estime que l’agent pathogène du Covid-19 a été conçu en laboratoire. Une part importante de cette population considère que les américains sont responsables de la pandémie et utilisent ce virus comme arme biologique. La cristallisation du débat médiatique autour du Professeur Raoult ou des américains ne permet pas de s’attaquer aux causes réelles de la crise. L’épidémie intervient dans un climat de dévalorisation du savoir et de la science, secouée par des scandales de conflits d’intérêt ou encore de ghostwriting[3]. Elle montre aussi les dérives du financement actuel de la science : la recherche fondamentale et d’anticipation subit une baisse de soutiens financiers au profit d’une recherche réalisée dans l’urgence. En témoignent le cri de colère de Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille et l’analyse de Didier Sicard,  professeur à l’Institut Pasteur.

Sur le plan économique et social, les PDG et actionnaires sont perçus comme les figures emblématiques de la crise. L’octroi de bonus records en fait les représentants d’un système néo-libéral dysfonctionnel. L’arrêt de « l’usine du monde » (la Chine) a dévoilé les limites de la mondialisation et de l’interdépendance productive. L’épidémie montre également que notre économie, fondée sur le profit à court terme, menace les emplois en cas de récession. Elle révèle  aussi l’absurdité de la hiérarchie sociale des métiers, déconnectée de leur utilité réelle (analyse de Dominique Meda).

Sur le plan écologique, le fait que le foyer épidémique provienne de Chine a érigé en boucs-émissaires les populations d’origine asiatique - qui personnifient la pollution, la déforestation etc. - et a stigmatisé leurs habitudes de consommation (alimentée par des fake news). L’émergence d’actes racistes en temps d’épidémie est bien connue et participe à dissimuler ses origines réelles : réchauffement climatique, destruction de la forêt primaire, élevage intensif, urbanisation etc.

Comme le décrit René Girard (1982), ceux qui s’attaquent aux figures de la crise, ne s’attaquent pas à ses origines. Le fait de leur faire porter tout le poids de sa responsabilité - même si elles ont parfois leur part - permet seulement de contenir la violence. L’éviction de ces individus, en donnant l’illusion d’une mise à distance des menaces, peut même participer à entretenir les crises (sans remettre en question fondamentalement notre système).

Comme le souligne Marie-José Del Volgo, l'héroïsation fait quant à elle peser sur les « surhommes » d’immenses responsabilités tout en leur interdisant d’être vulnérables. Elle peut également diluer les responsabilités individuelles et légitimer le maintien de situations dégradées (les héros pouvant tout affronter). Enfin, en attribuant une confiance aveugle aux héros, on risque d’en perdre notre sens critique.

Si la recherche de solutions dépasse la seule identification de boucs-émissaires et de héros, cette épidémie pourrait enfin être le « Kairos » (tournant décisif) d’une réelle sortie de crises. D’autant qu’elle a démontré empiriquement qu’il était possible :

  • de freiner la croissance et de produire moins pour préserver la planète ;
  • de coordonner des actions collectives (comme celle du confinement par exemple face à l’épidémie) pour assurer la santé de l’humanité ;
  • de préserver les productions de certaines activités essentielles aux États au niveau national ;
  • de réinjecter dans l’économie de l’argent pour « sauver » des emplois ;
  • de sortir du paradigme financier pour penser la notion de valeur dans le système de soins.

 

Mélia Arras-Djabi est Maître de Conférences à l'Université Paris Saclay. Ses travaux portent sur des thèmes de recherche rattachés à des contextes de crise et de changement : la socialisation au travail, les tensions de rôle, la diversité, les boucs-émissaires. Elle travaille également sur des solutions en termes d'espaces de discussion pour réduire les souffrances et violences au travail.

[1] Le gouvernement considère que l’utilisation de la molécule reste prématurée et doit faire l’objet d’essais cliniques supplémentaires visant à apporter une « preuve scientifique » probante de son impact positif sur la santé.
[2] Le virologue et son équipe, qui s’appuient sur des données chinoises, considèrent que l’administration de cette molécule, associée à un antibiotique, permettrait une diminution rapide de la charge virale.
[3] Le ghostwriting consiste à faire signer par des chercheurs des travaux menés par des entreprises pour soutenir leurs actions comme en témoignent les scandales du glyphosate ou encore du Mediator.

 

 

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