Ils veulent priver les sites d'extrême droite de "l'argent de la haine"

Auteur(s)
Pierre Plottu
Publié le 10 juillet 2019 - 17:30
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©Kacper Pempel/Reuters.
Anonymes et bénévoles, les "Sleeping giants" frappent les sites d'extrême droite au portefeuille.
©Kacper Pempel/Reuters.

Alors que les sites internet d'extrême droite prospèrent, des anonymes, pour la plupart, ont décidé de les frapper au portefeuille. Leur objectif: tarir les sources de revenus publicitaires de cette "fachosphère" qui propage des discours de haine.

Anonymes pour la plupart, ils se sont fixé pour mission de tarir les flux de l'"argent de la haine" qui finance la fachosphère, cet écosystème des sites d'extrême droite. Ils mettent en œuvre pour ce faire une méthode qui a fait ses preuves: celle des "Sleeping giants" (pour "géants endormis") grâce à laquelle une poignée d'activistes bénévoles ont réussi à faire mettre genou à terre à l'un des plus grands sites de droite radicale aux Etats-Unis, Breitbart News, en le frappant au portefeuille.

L'action des "Sleeping giants" contre Breitbart news a commencé fin 2016. Le site fondé en 2007 par le journaliste conservateur Andrew Breitbart est alors à son apogée: il fait référence au sein de l'extrême droite américaine et a développé des antennes locales au Texas, en Californie et même à Londres. Il prévoit aussi de s'installer en France et en Allemagne. Son influence est telle que Steve Bannon, président exécutif du site, a été débauché par Donald Trump pour diriger sa campagne présidentielle victorieuse puis est devenu conseiller stratégique à la Maison Blanche. Breitbart était alors perçu comme l'avenir. Et, en France, les jeunes journalistes proches de l'extrême droite salivaient à l'idée de voir arriver le site et jouaient des coudes pour tenter d'en être, avant que le projet ne tombe à l'eau.

Si elle n'est objectivement pas la seule (Bannon s'est brouillé avec Trump par exemple), l'action des "Sleeping giants" a bien contribué à enrayer cette belle mécanique. Filmé à son insu pendant un repas avec des nationalistes européens l'été dernier, Steve Bannon a ainsi reconnu que leur activisme a privé Breitbart de 90% de ses revenus publicitaires. De quoi placer le média dans une situation financière "compliquée".

La méthode des "géants endormis" est pourtant simple comme bonjour. Mais, avant de la détailler il faut revenir sur le mode de fonctionnement de la publicité dite "programmatique" sur Internet, qui représente environ 80% du marché aux Etats-Unis (70% en France). Dans les grandes lignes, il s'agit de la vente d'emplacements publicitaires sur une myriade de sites internet, petits ou gros, à des marques via des intermédiaires, les régies, qui utilisent des programmes automatisés. Ceux-ci ciblent des profils d'internautes identifiés par des algorithmes comportant peu, voire pas, de critères concernant le site de diffusion. Par conséquent les annonceurs sont le plus souvent parfaitement incapables de savoir sur quels sites sont diffusées leurs pubs…

Les "Sleeping giants" ont donc tout simplement recensé les marques ayant du contenu publicitaire diffusé sur Breitbart News et les ont alertées via les réseaux sociaux sur le caractère haineux du site, invitant la marque à le mettre sur liste noire "si son contenu est contraire à (ses) valeurs ainsi qu'à celles de (ses) clients et employés". Des milliers d'annonceurs ont répondu favorablement au fil des mois, asséchant drastiquement les revenus publicitaires de la plateforme jusqu'à les faire baisser, donc, de 90%.

Forte de cette réussite, la méthode a essaimé un peu partout dans le monde, et notamment en Europe. En France aussi un groupe est actif depuis début 2017. Son action s'est orientée avec succès contre le site d'extrême droite Boulevard Voltaire (fondé par Robert Ménard et Dominique Jamet), puis contre le blog se revendiquant néo-nazi Breiz Atao (du multirécidiviste de la haine Boris Le Lay).

Lire: Boris Le Lay, le militant d'extrême droite breton, de nouveau condamné à de la prison ferme

Avec succès, ici aussi. "Moins de 5% des annonceurs interpellés ne réagissent pas et continuent à diffuser leur pub sur les sites incriminés", explique à France-Soir une "géante endormie". Elle revendique près de 1.000 annonceurs ayant bloqué Boulevard Voltaire suite à un message de son groupe, entre mai 2017 et début 2018. Autre victoire pour les "géants" français: à force de signalements, Google Ads (acteur quasi-monopolistique de la publicité programmatique) a purement et simplement banni Breiz Atao de son service. La publicité revenant sur Boulevard Voltaire ces derniers mois, les "géants" ont de nouveau orienté leur action vers les annonceurs qui y sont diffusés.

Mais attention, les Sleeping giants nous assurent ne pas pratiquer le "name and shame" (littéralement "nommer et couvrir de honte"). "Nous ne tenons pas les annonceurs responsables", insiste notre contact. "Par exemple, nous publions la liste de ceux qui refusent la haine, pas des marques, rares, qui ignorent nos messages".

Autre preuve de l'efficacité de la méthode: de nouveaux acteurs la reprennent. A l'image de l'initiative très récente "Stop Hate Money", pilotée par le maître de conférence et spécialiste du numérique Tristan Mendès-France et portée par le site Conspiracy Watch. Ici aussi l'objectif est d'"assécher l'éco-système financier" de la fachosphère explique-t-il à France-Soir, mais aussi de professionnaliser la méthode.

"Les Sleeping giants sont comparables aux Anonymous", explique ainsi Tristan Mendès-France, en référence au célèbre groupe informel "d'hacktivistes". Alors que "Stop Hate Money est adossé à un site et a des effectifs", bien que ceux-ci soient à ce stade encore modestes (un stagiaire et une autre personne).

Les petits nouveaux procèdent également légèrement différemment: plutôt que d'interpeller publiquement les marques sur les réseaux sociaux, "Stop Hate Money" préfère les contacter directement. Mais veut surtout aller plus loin, en ciblant tout l'écosystème de "l'argent de la haine".

Au-delà de la publicité, les sites de cagnotte en ligne figurent par exemple en bonne place dans la liste des leviers identifiés. L'extrême droite, via des groupes constitués ou des militants agissant en leur nom propre, recourt beaucoup à leurs services pour se financer. "Ces sites disent qu'ils ne peuvent rien faire si la cagnotte n'est pas illégale", de par son objet par exemple, dénonce Tristan Mendès-France, "mais c'est aussi une question de valeurs et ils doivent assumer commercialement".

Au-delà de la pub, il a aussi imaginé toute une panoplie d'autres entreprises à cibler pour tenter d'enrayer la mécanique financière de la fachosphère. Il y a les boutiques en ligne, les moyens de paiement et les services de livraison, bien sûr, mais aussi les plateformes de streaming vidéo ou audio comme Deezer, Spotify, qui sont utilisées pour héberger des podcats; Amazon et consorts dont "les algorithmes font remonter des livres toxiques"; la question des droits d'auteur également, alors que certains sites se sont fait une spécialité de piller et détourner le contenu des grands médias. "Stop Hate Money" veut aussi aller sur les nouveaux réseaux sociaux très prisés des jeunes que sont Twitch et Tik Tok, où de grosses chaînes monétisent très bien leur audience. L'objectif est enfin de faire du lobbying, d'éduquer les acteurs publics et privés à l'importance qu'a prise la fachosphère dans la diffusion de la haine.

La méthode aurait donc tout de la recette miracle? Pas tout à fait, même si elle a fait ses preuves. Les groupes et sites d'extrême droite ont ainsi déjà trouvé une parade et développent notamment leur financement via des dons en cryptomonnaies. Un canal beaucoup plus discret, et décentralisé, que les activistes ont eux aussi identifié.

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