Autoroutes : vingt ans de “superprofits” sans bande d'arrêt d'urgence

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France-Soir
Publié le 10 avril 2023 - 09:30
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JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP
JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

DOSSIER - Le 22 mars dernier, devant les commissions des Finances et du Développement durable de l’Assemblée nationale, Bruno Le Maire a reconnu que les calculs de la durée de plusieurs concessions octroyées à des sociétés autoroutières n’ont “pas été bons”. “Nous nous sommes trompés”, a ajouté le ministre de l’Economie et des Finances, qui connaît bien le sujet : en 2006, au moment de la privatisation des autoroutes menée par Dominique de Villepin, Bruno Le Maire est le directeur de cabinet du Premier ministre. Aujourd’hui, ce dernier sollicite l’avis du Conseil d’État pour trouver des solutions afin de raccourcir “de quelques années” la durée des concessions. Celles-ci ont déjà fait le bonheur de Vinci, Eiffage ou Abertis, avec des taux de rentabilité à deux chiffres. 

Depuis la privatisation des autoroutes décidée en 2005, les gouvernements successifs ont assuré des profits extraordinaires aux sociétés des autoroutes, à travers des plans de relance et d’investissements. Des rapports de la Cour des comptes, de l’Inspection des Finances, de l’Autorité de la concurrence ou de commissions parlementaires se sont succédé pour épingler les “superprofits” des concessionnaires.  

Contrats déséquilibrés au détriment de l’État, “rentabilité exceptionnelle” des sociétés d'autoroutes, surestimation des coûts des travaux, hausses des tarifs de péage et tentatives de dissimuler les contenus des accords..., ce fiasco connaît quasiment chaque année de nouvelles révélations qui démontrent comment les usagers ont été floués.  

Deux décennies plus tard, un autre rapport de l’Inspection générale des finances (IGF), commandé en 2020 par Bruno Le Maire et divulgué en janvier 2023, remet une pièce dans la machine, sans manquer, cette fois-ci, de faire réagir le ministre de l’Économie qui s’est expliqué le 22 mars dernier devant l’Assemblée nationale.  

En dix ans, les prix du péage ont enregistré une hausse de 20%. En février dernier, une hausse de 4,75% en moyenne est entrée en vigueur, contre 2% en 2022. Officiellement, une augmentation minimale fixée à 70% du taux d’inflation entre en vigueur chaque 1er février. Officieusement, de nombreux autres événements politiques ont permis aux sociétés autoroutières d’augmenter maintes fois les tarifs et générer des chiffres d’affaires exorbitants. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Des marchés “déséquilibrés au détriment des Français” 

En 2005, le Premier ministre Dominique de Villepin, à contre-courant de son prédécesseur Jean-Pierre Raffarin qui s’est opposé à ce projet l’année précédente, décide de privatiser les autoroutes au profit de Vinci, Eiffage et Abertis.  

Les parts de l’État sont estimées à près de 15 milliards d'euros, dont 11 milliards réinjectés pour réduire la dette du pays. Interrogé par le Sénat en 2020, Dominique de Villepin se défend. “Il faut se replacer dans le contexte de l’époque (...) Il y a eu une exigence d’une politique qui est celle de la rigueur”, dit-il. Certes, la privatisation des autoroutes a réglé seulement 1% de la dette mais “c’était la première baisse depuis le gouvernement Barre”.

C’est son directeur de cabinet de l’époque, qui n’est autre que Bruno Le Maire, qui s’occupe de ce dossier. Ces 14,8 milliards s’ajoutent à 7 milliards d’euros acquis en 2002 après l’ouverture du capital aux investisseurs privés.  

Les premières observations sur le préjudice de cette privatisation proviennent en 2009 de la part de la Cour des Comptes. L’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFTIF) en est la première victime, étant privée depuis 2006 de sa principale ressource, à savoir les dividendes des sociétés d'économie mixtes qui géraient jusque-là les autoroutes.  

En 2013, un rapport confidentiel de l’Inspection générale des Finances (IGF) évoque le déséquilibre des contrats au profit des concessionnaires. Ce rapport s’intéresse à des négociations en cours entre l’État et les sociétés autoroutières sur le financement de nouveaux travaux en échange d'un allongement des durées des contrats de concessions de 2 à 5 ans.

Un marché similaire a déjà été passé en 2009 selon l’IGF, dans lequel “les conditions financières de l’opération ont été déséquilibrées, à l’avantage des sociétés concessionnaires, et donc au détriment de l’État”. Ce marché n’est autre que le plan de relance de 2015, estimé à 3,2 milliards d’euros, signé par Emmanuel Macron et Ségolène Royal. Le ministre de l’Économie de l’époque, Pierre Moscovici, ne dévoilera pas le rapport de l’Inspection.  

Dans la foulée, la Cour des comptes évoque la cherté des prix du péage et insiste sur le déséquilibre des contrats. L’État ne détient pour ainsi dire aucun pouvoir dans la fixation des tarifs du péage, qui augmentent au détriment des usagers. “La négociation des avenants aux contrats de concessions et le suivi par le concédant des obligations des concessionnaires se caractérisent par un déséquilibre au bénéfice des sociétés autoroutières”, souligne à son tour la Cour dans un communiqué. Le système de calcul des tarifs a conduit à “des augmentations tarifaires supérieures à l'inflation”, critiquait encore la même source.

Sollicitée par la commission des Finances de l’Assemblée nationale en 2014, l’Autorité de la concurrence a confirmé ces prévisions en soulignant la “rentabilité exceptionnelle et historique des sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA), assimilable à une rente et largement déconnectée de leurs coûts et disproportionnée par rapport au risque de leur activité”.

L’Autorité explique que le chiffre d’affaires des SCA depuis 2006 a principalement été généré par l’augmentation continue du trafic et du tarif des péages. En 2013, selon les comptes présentés par les sociétés, leur rentabilité varie entre 20 et 24% de leur chiffre d’affaires. En d’autres termes, pour 100 euros de péages payés par l’usager, entre 20 et 24 euros sont du bénéfice net pour les concessionnaires d’autoroutes, explique-t-on.  

Des “lobbyistes très efficaces” face à des “gens pas très bien informés” 

Au même moment (toujours en 2014), le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, réunit Michel Sapin (ministre des Finances), Ségolène Royal (ministre de l’Écologie et des Transports), Emmanuel Macron (ministre de l’Économie), Christian Eckert (ministre du Budget), et les représentants de l’Association des Sociétés Françaises d’Autoroutes (ASFA).

Selon Christian Eckert, Valls explique alors que “l’économie se porte mal, notamment le secteur des travaux publics et qu’il faut l’aider en programment un certain nombre de travaux autoroutiers" et qu'il faut par conséquent "demander aux sociétés d’autoroutes de faire ces travaux" avec, en échange, l'octroi d'une prolongation de leur contrat.  

L’avis de l’Autorité de la concurrence fait pourtant bondir Ségolène Royal, alors ex-ministre de la Transition énergétique. Elle exprime en décembre 2014 son rejet d’une nouvelle hausse des prix du péage en février 2015.

Son Premier ministre, Manuel Valls, lui emboîte finalement le pas et annonce en janvier 2015 la décision du gouvernement “de surseoir à l’application de la hausse des péages prévue contractuellement le 1er février”, en attendant qu’un groupe ministériel de travail examine “les deux scénarios envisageables, soit la renégociation des contrats de concession, soit la résiliation de ces contrats d'autre part”. 

Un bras de fer est engagé. Les sociétés autoroutières se réfèrent au tribunal administratif de Paris afin d’être dédommagés. Rappelons que les contrats leur étaient favorables puisque, lors de la privatisation des autoroutes en 2005, l’État n’a pas souhaité rédiger de nouveaux textes, prévus à l’origine pour des sociétés à capital public.

Ségolène Royal raconte, lors de son audition par une commission d'enquête du Sénat en juillet 2020, les coulisses des négociations : “Les sociétés concessionnaires d'autoroutes (...) refusaient, depuis les premiers rapports de la Cour des comptes, de rejoindre la table des négociations”.

Une fois publié au Journal Officiel l’arrêté du 27 janvier 2015, qui permet de maintenir le gel de l’augmentation des prix des péages, “miraculeusement, les sociétés concessionnaires d'autoroutes reviennent alors autour de la table, non sans émettre quelques menaces : 'Vous avez intérêt à céder', disent-elles à l'État, car 'cela va vous coûter plus cher dans un contentieux', poursuit Ségolène Royal, qui constate : "Je les ai invitées à introduire un contentieux si elles le jugeaient fondé. Elles n'ont jamais attaqué l'arrêté. L'État aurait donc pu rester en position de force”. 

Cependant, “l’État n'avait ni les moyens ni la rigueur requise pour faire face à la pression exercée par les sociétés concessionnaires d'autoroutes, qui ne veulent pas laisser échapper le trésor qu'elles ont entre les mains. Elles allaient obtenir non seulement un rattrapage du gel des péages de 2015 mais également un sur-rattrapage - assez scandaleux - à la faveur d'un taux d'actualisation particulièrement avantageux”, dénonce-t-elle alors.  

Les négociations se sont poursuivies, menées par le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Alexis Kohler et son homologue chez le cabinet de Ségolène Royal, c’est-à-dire Élisabeth Borne. L’accord est signé en avril 2015. Jackpot pour les SCA, dont les travaux ont été estimés à 3,2 milliards d’euros et les recettes générées grâce à ces prolongations à 14,7 milliards d’euros. Une nouvelle fois, des avantages à peine croyables leur ont été accordés.

L’État accepte la prolongation des concessions de 2 à 4 ans en contrepartie des travaux, une hausse des prix du péage pendant 5 ans en plus d’une compensation du gel mis en place par Ségolène Royal, estimé à 500 millions d’euros selon l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières. En outre, une surestimation des coûts des travaux à hauteur de 600 millions d’euros a été relevée par l’ART (l'Autorité de Régulation des Transports).  

“C’est très difficile de négocier avec ces gens-là, ils ont des lobbyistes très efficaces. En face, ce sont des gens qui ne sont pas très bien informés”, a déclaré Mme. Royal au média Blast. Et justement, quelle est à l'époque la personne pas très bien renseignée, “en face” ? Il s'agit bien de la précitée Élisabeth Borne.  

Un autre rapport sur les “superprofits” des concessionnaires enterré ? 

Le protocole de 2015 a été rendu public après trois années de bras de fer entre Bercy et Raymond Avrillier, militant écologiste. Le Conseil d’État a tranché en mars 2019 sur le caractère “communicable” de l'accord signé entre l’État et les concessionnaires.

Une année plus tard, Bruno Le Maire commande, auprès de l’Inspection des Finances, un autre rapport sur la concession des autoroutes. Celui-ci fait état, sans conteste, des “superprofits” des concessionnaires et propose de baisser les péages de 60% sur les deux tiers du réseau, selon les révélations le 25 janvier 2023 dernier du Canard Enchaîné

Le nouveau texte de l’IGF, que le gouvernement a tenté d’enterrer, dévoile que les sociétés des autoroutes affichent une rentabilité de 12%, dépassant la limite de 7,76% fixée par les contrats de concession. Le document contient également trois préconisations, à savoir la fin anticipée des concessions en 2026, la baisse drastique des tarifs du péage de quasiment 60% sur deux tiers du réseau ou encore le prélèvement de l’excédent de rentabilité par l’État. Le rapport, poursuit le Canard Enchaîné, fait savoir que la seule mesure "légalement envisageable" est la fin anticipée des concessions. 

Selon l’entourage de Bruno Le Maire, relayé par BFM TV, ce scénario n’est pas envisageable car les concessionnaires, rappelle-t-on, profitent de contrats “juridiquement en béton”, en vertu duquel il n’est pas non plus possible d’imposer une baisse des tarifs des péages. La seule issue possible est d’attendre la re-négociation des contrats.  

Interrogé en juillet 2020 par une commission d’enquête au Sénat, Christian Eckert, ministre du Budget lors de la signature du Plan de relance autoroutier de 2015, a révélé qu’un prélèvement par l’État de l’excédent de rentabilité a déjà été envisagé entre 2012 et 2013. “Nous nous sommes rapidement heurtés au bétonnage des conventions de concession qui stipulaient - je caricature - que toute modification dans le régime fiscal des concessions ou que toute modification de la contribution due par les sociétés donnerait lieu à des compensations sur les tarifs des péages”, a-t-il expliqué.  

Lors de la même audience au Sénat, Bruno Angles, représentant des sociétés concessionnaires d'autoroutes dans les discussions avec l'État sur les contrats de concession de 2014 à 2015, a évoqué l’avis de l’Autorité de la concurrence, le qualifiant de “mélange d'incompétence et de malveillance”. Il a estimé que cette agence a provoqué une “exubérance irrationnelle collective” qui a mené à la décision du gouvernement de geler les péages, rejetant le constat sur “la rentabilité exceptionnelle des SCA”.  

“Toute personne qui s'intéresse sérieusement aux concessions sait que le bon indicateur de rentabilité n'est pas une marge brute sur le chiffre d'affaires, mais le taux de rentabilité interne (TRI) sur la durée de la concession (...) Pour moi, le TRI est le seul indicateur synthétique d'appréciation de la rentabilité d'une concession. On ne peut avoir une certitude sur le niveau du TRI, une réalité objective quasiment indiscutable, qu'à la fin de la concession”, a-t-il déclaré. 

Raccourcir de “quelques années” la durée de certaines concessions 

Bruno Angles a surtout profité de son audition pour remettre les gouvernements devant leurs responsabilités. “Les sociétés concessionnaires d'autoroutes et leurs actionnaires sont extrêmement critiqués. Mais ce ne sont pas ces sociétés qui ont décidé la privatisation, ni leurs actionnaires actuels. Le principe de la privatisation, ses modalités, le contenu des objets à privatiser, y compris celui du contrat de concession, ont été décidés par l'État”, a-t-il déclaré.  

Lors de son audition à l’Assemblée nationale le 22 mars dernier, Bruno Le Maire a admis que les calculs de rentabilité pour les actionnaires n'ont "pas été bons". Surtout pour le contribuable français. Le ministre de l'Économie et des Finances vient ainsi de solliciter le Conseil d'État afin que ce dernier trouve une solution pour raccourcir "de quelques années" la durée de plusieurs concessions des sociétés autoroutières.

Il a exprimé son souhait que l’État puisse garder, dans les futures concessions, la possibilité d’ajuster les tarifs en fonction de l’évolution de la rentabilité des concessionnaires, rompant avec la pratique qui consiste à prolonger des concessions en contrepartie de nouveaux investissements.  

Une pratique justifiée par d'autres décideurs, comme Dominique de Villepin ou Manuel Valls, par la récupération, à la fin des concessions, d'autoroutes laissées grâce à ce mécanisme “dans un très bon état”. Mais, autre lacune des contrats de privatisation, aucune clause ne fait état de l’inventaire des biens selon Bernard Roman, président de l'Autorité de régulation des transports.

“Il y aura, sept ans avant la fin des contrats, une clause de revoyure pour déterminer, d'une part, ce qu'il y a à faire pour que les autoroutes et ouvrages remis soient en bon état, et, d'autre part, il faut au préalable être d'accord sur la notion de bon état - or, aucun contrat ne précise aujourd'hui cette notion. C'est un rendez-vous essentiel. Dans les contrats de concession 'historiques', il est prévu qu'à la fin 2006, l'inventaire des biens qui relèvent de la concession et ceux qui relèvent du concessionnaire devait être fait. Cela n'a pas été le cas”, a-t-il déclaré.

Après avoir chèrement payé son péage durant des années, le contribuable pourrait-il devoir financer malgré tout de dantesques travaux d'entretien ?

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