Seuils d'audit légal : Bruno Le Maire affaiblit la France et sabote le travail de ses collègues (tribune)

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Publié le 14 mai 2018 - 17:49
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Le ministre de l'Economie Bruno Le Maire à l'Assemblée nationale à Paris, le 27 mars 2018
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© FRANCOIS GUILLOT / AFP/Archives
La volonté de Bruno Le Maire de relever les seuils d'audit légal déclenche la colère des commissaires aux comptes et experts comptables.
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Les commissaires aux comptes sont vent debout contre la révision des seuils d'audit légal portée par le ministre de l'Economie Bruno Le Maire. Cette tribune, accompagnée d'un appel solennel au président de la République, est cosignée par la Compagnie Régionale des commissaires aux comptes (CRCC) de Colmar, la délégation Alsace de l'Association Nationale des Experts-comptables et Commissaires aux comptes stagiaires (ANECS), et le Club des Jeunes Experts-comptables et Commissaires aux comptes (CJEC) Alsace.

(TRIBUNE) Alors qu’il n’en a pas la responsabilité, Bruno Le Maire s’immisce dans le débat sur les seuils déclenchant l’audit légal en France et vient y brouiller les cartes, pour des motivations qui restent obscures.

Monsieur le Ministre de l’Economie a eu l’audace d’affirmer, à Colmar, vouloir éradiquer les Commissaires aux Comptes dans les petites entreprises, tout cela sans discussion, ou négociation préalable.

Rappelons que la définition Européenne du terme "petite entreprise", précise que ce sont les entités qui réalisent moins de 8 millions d’Euros de chiffre d’affaires… soit 80 à 90 % de nos entreprises en France.

Pourtant, l’actuel ministre de l’Economie semble ignorer cette réalité et tente un passage en force qui surprend par sa brutalité et son aveuglement, en voulant instaurer des seuils inadaptés à l’économie française. Convaincre serait mieux, trouver une solution ensemble serait idéal. Et des solutions, il y en aurait, allant dans le sens des propositions gouvernementales, mais sans cette froide extermination des professionnels de l’audit.

Le débat actuel sur la place du commissariat aux comptes ne devrait pas porter sur la fixation de seuils pour l’audit légal. Le ministre de l’Economie se fourvoie, conforté par un rapport de l’Inspection Générale des Finances (IGF) rédigé à la hâte par trois inspecteurs qui n’ont manifestement aucune idée du fonctionnement d’une entreprise et qui ne connaissent pas l’étendue exacte des missions des commissaires aux comptes, puisque nulle part ne sont mentionnées leurs obligations dans la lutte contre le blanchiment d’argent, contre le financement du terrorisme, le renseignement TRACFIN au travers des déclarations de soupçons, la certification des bases de calcul de la participation des salariés, et bien d’autres encore. Et surtout puisque aucun commissaire aux Compte de petite entreprise n’a été auditionné par l’IGF.

 

Le rapport de l’Inspection Générale des Finances est le meilleur témoin de l’ignorance du fonctionnement des entreprises par ceux qui devraient pourtant s’y intéresser.

Ecrire que seuls de 1 à 2,2% des rapports des commissaires aux comptes expriment une réserve sur les comptes annuels pour en tirer la conclusion que les bilans ne posent quasiment jamais de problèmes est risible. Et pour cause: 90% des bilans sont modifiés sur recommandations du commissaires aux comptes. Mais ces demandes de modifications interviennent fort heureusement avant les arrêtés de comptes, de telle sorte que la quasi-totalité des bilans présentés aux actionnaires sont effectivement certifiables sans réserve.

Mesurer l’utilité des commissaires aux comptes au regard de la qualité des bases fiscales (avant et après contrôle fiscal) est également révélateur d’une situation de méconnaissance du rôle de l’auditeur, mais qui est finalement très rassurante: les chefs d’entreprises ne seraient donc pas tous des fraudeurs, même sans commissaire aux comptes au sein de leur entreprise! Le MEDEF appréciera avec soulagement que la présomption de bonne foi est fondée.

Omettre de s’intéresser à la fraude dans l’entreprise, qui porte un préjudice général (à commencer par celui occasionné à l’entreprise elle-même), et qui n’est que très rarement (dans 10% des cas seulement) le fait d’un dirigeant, est également inquiétant lorsqu’on prétend rédiger un rapport digne de ce nom. Les commissaires aux comptes sont aux côtés des dirigeants, des actionnaires et parfois des policiers dans la lutte contre la fraude. Et lorsque le parquet est informé de faits délictueux par un commissaire aux comptes, c’est le procureur de la République qui a l’opportunité des poursuites et qui est le seul autorisé à qualifier les faits révélés. En écrivant que les suites judiciaires sont en nombre limité, alors que 70% des révélations ont justement une suite judiciaire, y compris après constat de régularisation, les inspecteurs des finances dénaturent la réalité: non, les procureurs ne sont pas laxistes face à la délinquance financière, contrairement à ce qu’insinue l’IGF!

Imaginer faire disparaître les incohérences relevées dans la législation française relative aux groupes de sociétés grâce aux relèvements des seuils d’audit légal est une idée absolument géniale que seuls des inspecteurs des finances pouvaient mettre en avant dans un rapport officiel, sans se poser la question plus fondamentale consistant à savoir qui rédige des textes de loi aussi confus.

Constater que les honoraires des commissaires aux comptes pèsent, proportionnellement au total des frais fixes, plus lourdement dans les charges d’une petite entreprise que d’une grande, est une évidence qui vaut pour toutes les autres charges. On rappellera simplement que le barème des heures d’audit est fixé par la loi, qu’il se calcule selon des fourchettes liées à l’importance de l’activité de la société et de ses agrégats bilantiels, et qu’il peut être fortement réduit sur dérogation qui, contrairement à ce qui est écrit dans le rapport de l’IGF, est demandée par le CAC et non pas par le dirigeant… Mais en effet, le prix de la sécurité financière n’est pas nul, reste à savoir si on préfère prévenir que guérir? Le chiffre moyen de 5.000 € par société contrôlée concernée par le relèvement des seuils devrait inciter les inspecteurs à en apprécier la valeur relative au regard des enjeux. La sécurité financière a un prix, qui ne paraît pas exorbitant.

L’insécurité pèsera bien plus lourd, et pas uniquement financièrement. Cette insécurité sera désormais portée par le chef d’entreprise, le créateur d’emploi, celui que notre gouvernement pousse à transformer sa petite entreprise française en entreprise de taille intermédiaire sur le schéma allemand.

 

Pourquoi les dirigeants choisissent-ils d’exercer leur activité au travers d’une personne morale?

La personne morale créée, par choix de ses membres, procure des avantages considérables, au travers de deux degrés de liberté supplémentaires: la protection du patrimoine et l’interposition d’une entité fiscale autonome (sociétés assujetties à l’impôt sur les sociétés).

En contrepartie de cette liberté, les esprits faibles oublient son corollaire, à savoir la responsabilité qu’ont les dirigeants d’établir et présenter, à usage des tiers, des comptes annuels réguliers, sincères, donnant une image fidèle du résultat, de la situation financière et du patrimoine de la société. C’est la mission d’audit légal du commissaire aux comptes, un tiers de confiance. Afin que celui-ci ait un poids réel, il doit lui-même être tenu à des obligations légales. Celles-ci sont codifiées, et concernent principalement l’expression d’une opinion sur les comptes annuels au travers d’un rapport, la révélation au parquet des faits délictueux, la déclaration de soupçon de blanchiment d’argent, la lutte contre le financement du terrorisme, et l’obligation d’alerte en cas de menace sur la continuité de l’exploitation.

C’est donc bien le choix du mode d’exercice de l’activité par les dirigeants qui entraîne, au-delà d’un seuil de tolérance, l’obligation de nomination d’un commissaire aux comptes.

Pourquoi vouloir inverser les choses, en faisant croire que c’est la loi qui crée la fonction de commissaire aux comptes dans l’entreprise, alors que seul le dirigeant décide, en fait, d’être contrôlé par le CAC?

La loi doit veiller à l’intérêt général, elle n’a pas à être modifiée pour permettre à un groupe de personnes de se retrouver exonérées de leur responsabilité, alors que la liberté de choix existe.

Si beaucoup de petites sociétés existent, c’est uniquement parce que les dirigeants veulent bénéficier des avantages qu’elles procurent en protégeant leur patrimoine personnel contre les actions des créanciers.

Lorsque les besoins de capitaux nécessitent l’appel de fonds auprès d’actionnaires, personne ne considère plus que le commissaire aux comptes soit inutile ou trop coûteux.

 

Et si on changeait la loi pour appliquer le principe liberté/responsabilité?

Il faut effectivement laisser le choix aux sociétés dépassant les seuils actuels en vigueur, mais placées en-dessous des seuils européens, de nommer un commissaire aux comptes ou non. La loi n’a jamais empêché une société de désigner volontairement un auditeur légal.

Mais il faut également en tirer les conséquences pour ne pas entamer la confiance des acteurs économiques, par un retour en arrière brutal à l’opacité.

Le législateur pourrait envisager d’étendre la responsabilité des actionnaires non pas au montant du capital social, mais au montant affiché des capitaux propres (lorsque ceux-ci seraient supérieurs au montant du capital social), dès lors que, placée au-dessus des seuils actuels, la société n’aurait pas nommé de commissaire aux comptes.

De ce fait, la sécurité financière serait mieux assurée, par une prise de conscience des acteurs économiques parce que le commissaire aux comptes est un acteur de confiance pour les tiers comme pour les actionnaires et même les dirigeants.

Les signataires appellent à manifester jeudi 17 mai contre cette réforme à Paris mais aussi à Lyon, Marseille, Nantes, Strasbourg et Toulouse. Plus d'informations en cliquant ici.

 

L'appel solennel

 

Monsieur le ministre de l’Economie,

Vous n’exercez aucune tutelle sur les commissaires aux comptes, puisque c’est à votre collègue, garde des Sceaux, que revient cette prérogative.

Vous outrepassez vos fonctions, sur la base d’un rapport écrit à la hâte, truffé de clichés, d’omissions, d’erreurs de raisonnement, d’erreurs d’analyses et d’interprétations hasardeuses. Ce rapport, accessoirement, dénigre le travail des procureurs de la République.

Sur la base de tels rapports, vous pourriez également arriver demain aux conclusions suivantes:

  • Il faut supprimer les vaccins puisqu’ils coûtent chers et ne peuvent plus prouver leur efficacité puisque plus personne ne tombe malade.

  • Il faut supprimer la DCRI puisqu’un pourcentage très faible seulement d’actions terroristes aboutissent à des massacres, et que cette division d’élite coûte cher.

  • Il faut supprimer les procureurs de la République puisque 70% seulement des révélations aux parquets faites par les commissaires aux comptes sont suivies d’effets, et que le budget de la Justice coûte cher.

  • Il faut supprimer les groupes de sociétés commerciales, ainsi la législation française ne contiendra plus de contradictions en la matière.

Il est encore temps de renoncer à ce décret inutile et dangereux pour la sécurité de notre économie. Vous n’avez pas le droit, surtout avec un décret dont les conditions de mise en œuvre brutales sont inacceptables, de tuer une profession plus que centenaire, créée le 24 juillet 1867 justement pour protéger nos concitoyens. Nous avons pleinement conscience que nos audits doivent s’adapter aux besoins du marché. Nous sommes volontaires. Nous avons un rôle à jouer. Plutôt que d’éradiquer la base, commençons par faire le point sur nos Institutions à commencer par le H3C, qui a imposé des sur-transpositions, dont nous avons le secret en France et qui pèsent lourdement sur le budget de chaque petite entreprise. Avant d’éradiquer toute une profession et d’assécher toute une filière étudiante, faites le point sur ces institutions, trop lourdes, que vous ne parvenez plus à faire avancer alors que notre économie nous demande de l’agilité, de la créativité au service de l’intérêt général. Observez bien ce que l’Italie, la Suède notamment viennent de décider en matière de seuils d’audit légal, et que l’IGF omet de vous rapporter, avant de faire baisser la garde à votre pays!

 

Monsieur le président de la République,

Lors d’un tout prochain Conseil des ministres, vous assisterez à la tentative d’assassinat d’une profession qui pourtant contribue à la confiance, nécessaire à toute croissance économique. C’est d’ailleurs pour cela que la loi du 24 juillet 1966 l’avait codifiée dans le code de commerce, pour répondre à l’époque à la nécessité d’organiser le marché financier pour soutenir l’expansion économique.

Allez-vous laisser un ministre, isolé, commettre l’irréparable?

En tout cas, voilà ce qui se profile:

L’Etat français s’apprête à créer, grâce à Bruno Le Maire, 15.000 chômeurs supplémentaires dans les toutes prochaines semaines, qui viendront anéantir les objectifs 2018 du gouvernement en matière de lutte pour l’emploi, par une destruction massive des emplois dans l’audit légal.

L’Etat Français confond la mission du commissaire aux comptes avec celle de l’expert-comptable. Il confond ainsi la création de confiance avec la création de valeur. Ce dangereux raccourci ne va malheureusement pas dans le sens de l’intérêt général.

L’Etat français, grâce à Bruno Le Maire, va mettre dans les mains des cabinets anglo-saxons le monopole de l’audit légal dans notre pays. Les anglo-saxons se feront demain un plaisir de venir contrôler les sociétés françaises et émettront des opinions sur leurs comptes annuels depuis New-York ou Londres.

L’Etat français va anéantir toute une filière étudiante porteuse de projets sur nos territoires. Une filière qui permet d’accéder à un ascenseur social sur les territoires qui font la force de la France.

L’Etat français, grâce à Bruno Le Maire, va pouvoir indemniser des milliers de commissaires aux comptes qui n’arriveront plus à rembourser les banques qui leur ont financé leurs cabinets, et qui vont demander des comptes prochainement de manière massive.

Au nom des commissaires aux comptes de France victimes de l’idéologie aveugle de Bruno Le Maire, nous vous prions, monsieur le président de la République, d’arrêter ce processus dont personne ne veut, ni les actionnaires, ni les banques, ni les sociétés d’assurance-crédit, ni les magistrats.

 

Signataires: le Conseil Régional de la Compagnie Régionale des Commissaires aux Comptes de Colmar, le Club des Jeunes Experts-comptables et Commissaires aux comptes d’Alsace, l’Association Nationale des Jeunes Experts-comptables Stagiaires d’Alsace

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