Stage "commando" en entreprise : derrière le "team building", les dérives

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Damien Durand
Publié le 08 juin 2018 - 11:07
Mis à jour le 15 juillet 2018 - 15:29
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Un stage en team building
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Les stages type "commando" sont utilisés, en théorie, pour développer un esprit d'équipe.
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Des activités d'inspiration militaire, des encadrants avec un passé dans l'armée et une formation censée pousser les managers au bout d'eux-mêmes pour améliorer leur potentiel. Les "stages commando" du marché du team building n'ont rien à voir avec l'acquisition d'une compétence professionnelle mais restent populaires auprès des employeurs prêts à payer le prix. Et dont certains cherchent autre chose que pousser leurs employés à se dépasser.

"Mon employeur prétendait vouloir «tester la solidité de l’équipe». Nous avons passé presque une semaine à 700 kilomètres de nos domiciles dans un stage commando encadré par une équipe d’anciens militaires. Nous avons tous eu peur, et personne n’a jamais rien osé dire". Camille (le prénom a été modifié) était cadre dans une PME de l’agroalimentaire dans l’Est de la France. Son entreprise a déboursé presque 30.000 euros pour envoyer 15 salariés suivre cette formation.

Au menu dès l’arrivée, après huit heures de voiture, l’enfilage d’une tenue d’homme-grenouille et la première épreuve en pleine nuit avec un saut de quatre mètres de haut dans une eau de mer à neuf degrés, pour donner le ton de la "formation". S’ensuit une course d’orientation, ou la fabrication d’une tyrolienne sur un cours d’eau, agrémentées d’épreuves plus délicates comme une descente escarpée en rappel, ou un "escape game" dans un bâtiment labyrinthique plongé dans le noir où l’on ne peut évoluer qu’à tâtons. Terreur garantie pour les claustrophobes. Le "team building" exigé par l’employeur est à ce prix. Et encore, Camille a échappé, lors de cette formation organisée par la société Pegasus Leadership, à des programmes plus brutaux encore proposés par d’autres prestataires comme des "stages de survie" en "boot camp" avec activité filtrage de son urine ou ambiance "grand froid". L’employeur n’a parfois qu’un formulaire à remplir pour se voir proposer un devis et pouvoir envoyer ses salariés se frotter à des programmes de ce genre.

Le marché du "team building" n’est pas nouveau, mais reste assez difficile à estimer. Il est compris dans le secteur du MICE (pour "Meetings, Incentives, Conferences and Exhibitions", une appellation regroupant les séminaires ou les conventions) qui pèse plus de huit milliards d’euros (et qui n'est qu'une partie de l'immense secteur du "tourisme d'affaires"). Les formations "commando" affichent des tarifs qui, selon des confidences que nous avons recueillies, tournent en moyenne à 500 euros par salarié et par nuit. Le business est donc une bonne affaire, a fortiori si le stage, pour rester dans l’ambiance, impose un logement et une restauration spartiates. Scyfco, l’organisme de formation continue liée à la prestigieuse école Saint-Cyr s’est par exemple lancé dans ce business en 2011. Il est devenu l’un des leaders du marché, et nous avance le chiffre de 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour 3.400 "stagiaires" encadrés en 2017. Et si cette structure avance à la fois sa notoriété et ses certifications qualité comme garants de pratiques respectueuses, certains acteurs du marché, de taille bien plus modeste, n’ont guère d’autres arguments à faire valoir que d’obscures références militaires de leurs encadrants. Seule tentative de s’enquérir un minimum sur ce marché, une question parlementaire en janvier 2017 s’inquiétant de "ces formations, bien souvent imposées par l'employeur, (qui) conduisent à identifier les forces et les faiblesses de chacun hors cadre de l'entreprise, ce qui peut créer individuellement et collectivement des situations de stress importantes". Son auteur? Le député Thomas Thevenoud, qui, miné par un scandale de fraude fiscale mettra un terme à sa vie politique cinq mois plus tard. La question restera sans réponse. Contacté par France-Soir, il n’a pas souhaité s’exprimer.

Pressions

Et le droit du travail reste peu protecteur sur la question. Si l’employeur doit assurer la sécurité de ses salariés, ces derniers ne peuvent pas toujours s’opposer s'il lui prend l’idée de leur imposer un stage commando. Comme nous l’explique Valérie Lefebvre-Haussmann, secrétaire générale de la CGT Banque, "tout dépend de la manière dont ce stage est présenté. Or, il n'est quasiment jamais décrit comme étant du stage commando. Et un cadre dirigeant doit normalement se plier à son devoir de formation. Résultat: le contenu exact du stage, qui dans le meilleur des cas sera présenté en amont comme un moment ludique, n’est découvert par les salariés qu’une fois devant le fait accompli". Et arrivé sur place, est-il possible de refuser de descendre en rappel pour ceux qui ont le vertige, ou de tâtonner dans le noir pour ceux qui sont claustrophobes? "En théorie oui", nous explique la syndicaliste qui rappelle tout de même que "dans les faits, il existe une pression dans les entreprises pour se plier à ces exigences avec la crainte d’une possible sanction. Et s’il est illégal de forcer un salarié à se livrer à ces épreuves, l’illégalité d’un stage ne peut être décidée que par un juge, à l’issue d’une procédure qui sera initiée, parfois, quand le salarié a été licencié".

Voir aussi: Après un suicide au CHU de Grenoble, la direction mise en cause pour son "management" déshumanisé

Sur le terrain, les salariés doivent aussi faire face à la pression des encadrants des stages. Et pour cause, les entreprises du secteur ne facturent pas une écoute des peurs des stagiaires, mais bien une capacité à les pousser au dépassement. "Quand j’étais au bord du plongeon à quatre mètres de hauteur, ayant peur de me lancer, l’encadrant bâti comme un militaire me disait «saute, allez saute!», d’une manière qui n’appelait aucune réponse" nous raconte Camille. "Il ne se posait même pas la question de savoir si je savais nager. On ne nous a jamais rien demandé sur nos aptitudes. Il fallait s’exécuter, point. Ce n’est qu’après que j’ai réalisé que j’aurais pu refuser. Mais c’était trop tard. J’avais trahi ma conscience". Au Scyfco, qui joue la carte de la transparence, on assure qu’il est hors de question de brutaliser verbalement un salarié en formation refusant une épreuve. La directrice de la communication nous montre, photo à l’appui, le cas d’une stagiaire devant traverser en rampant une corde suspendue au-dessus du vide, entre deux bords. Arrivée au milieu, et mal à l’aise, elle discute avec l’un des encadrants. "Le mentor (nom des moniteurs du Scyfco, NDLR) a passé un quart d’heure à la convaincre de se dépasser. Il a pris le temps d’aller au-delà de ses craintes, sans chercher à la brusquer, malgré sa peur car elle était bloquée sur la corde". Quinze minutes de discussion où la salariée apeurée est restée au-dessus du vide, pourquoi alors ne pas lui avoir fait rebrousser chemin? "Elle était déjà trop loin" affirme la représentante de l'organisme qui assure qu’il est hors de question de signaler à l’employeur un salarié refusant de participer à une épreuve. Un refus dont tous ses collègues, dont certains se prennent au jeu, seront cependant les témoins.

Autre risque déstabilisant auquel peuvent être soumis les salariés, l’incompétence des encadrants. Si les gros acteurs du marché affichent quelques références sérieuses, d’autres entreprises avancent des chiffres d’affaires dérisoires et des encadrants aux références professionnelles floues ou invérifiables. Avec le risque d’être dépassés par la situation. "J’avais participé à une chasse au trésor dans la forêt de Fontainebleau. Nous étions un groupe équipé uniquement d’une lampe frontale. C’était mal organisé et tout a commencé bien plus tard que prévu. Nous nous sommes retrouvés dans la nuit, le froid dans une zone dangereuse du fait de la présence de sangliers, ce que nous ignorions complètement" se souvient Olivier, cadre dans les assurances. "C’est finalement un riverain qui nous a croisé et qui nous a expliqué le danger". Le cadre dirigeant, s’il admet être parti pour cette formation dans un esprit "bon enfant" a rapidement été atterré par la réalité de ce qu’on lui demandait de faire: "Cela n’avait strictement aucun intérêt. Nous avons mobilisé des cadres de toute la France pour faire ça parce que notre directeur qui venait du monde des télécoms ne jurait que par le team building". Valérie Lefebvre-Haussmann, la syndicaliste, assure que, par le passé, les dérapages étaient plus grands encore: "Nous avons eu le cas il y a quelques années d’un organisme d’encadrement qui avait été visé par des signalements pour des dérives sectaires, en imposant des stages entre épreuves physiques et glorification de l’entreprise et du dirigeant. Et nous avions découvert lors de notre enquête que le dirigeant de l’entreprise cliente ignorait tout de ces pratiques, et avait confié ses salariés sans avoir conscience de qui se passait lors des stages".

"Pourquoi mon patron devrait savoir si j’ai peur du noir?"

Si la seule motivation des employeurs était la construction d’un esprit d’équipe, il pourrait leur être fait reproche de dépenses peu avisées, alors que leurs salariés sont éventuellement demandeurs de "vraies" formations. Mais ces stages serviraient-ils aussi à évaluer en douce des salariés, sachant que le déclic pour un employeur dans l'achat d'une formation est souvent une mutation de la structure? Syndicats, salariés et même organismes de formation s’accordent sur une expression qui revient en boucle comme déclencheur du stage: une volonté d'"accompagner le changement", changement qui peut être une fusion, une ouverture à la concurrence ou une réorientation stratégique, avec les risques inhérents pour l'emploi. Le Scyfco jure pourtant ne pas se livrer à une telle pratique: "Nous débriefons seulement avec les salariés et nous ne produisons aucun compte-rendu qui serait uniquement à destination d’un employeur avec des notes sur ses employés", tout en reconnaissant à demi-mot que ces stages "peuvent permettre à des salariés de faire leur introspection face à des mutations dans l’entreprise, et comprendre par eux-mêmes leur place dans les évolutions en cours". Camille, stagiaire de Pegasus Leadership, évoque des pratiques bien plus limites lors de sa propre formation: "J’étais proche de la direction, et je sais qu’en interne le formateur a proposé à mon patron un rapport complet oral, toute une matinée, sur les participants, qui l’a conduit à une réorganisation en interne. De toute façon, c’est pour ça qu’il avait payé. Quand, plusieurs mois plus tard, certains ont exigé de voir ce qui avait été écrit sur nous, le tout ne tenait que sur une page Word au contenu flou". Plus troublant encore: "Lorsque nous passions les épreuves les plus difficiles, comme le saut dans l’eau ou la descente en rappel, un homme prenait en photo l’expression de nos visages. Sans notre consentement bien entendu". Sollicitée par France-Soir, l’entreprise Pegasus Leadership a dans un premier temps accepté de nous parler, mais n’a finalement jamais répondu à nos questions sur ces éléments.

Aller plus loin: Pour Pénicaud, le burn-out n'est pas "une maladie professionnelle" 

Noter ses salariés, évaluer "en douce" des ressources humaines avant une mutation importante ou une fusion, autant de pratiques certes limites mais que l’on imagine volontiers entre les murs d’une entreprise. Mais pourquoi, pour cela, dépenser de fortes sommes pour envoyer ses cadres s’adonner à ces stages? Les salariés que nous avons contactés témoignent tous d’un autre élément qui les a choqués: la place que l’entreprise a prise sur leur vie personnelle en parvenant à leur imposer quelque chose d’aussi éloigné de leur vie professionnelle et mettant à jour des faiblesses intimes. "Tu donnes déjà huit à dix heures de ton temps tous les jours à ton entreprise alors pourquoi tu devrais en plus faire ça? De quel droit un employeur nous demande-t-il un tel engagement? Je veux bien donner beaucoup pour mon travail, mais je ne vois pas pourquoi mon patron devrait savoir si j’ai peur de l’eau ou du noir. C’est personnel et ça n’a rien à voir avec mes qualités professionnelles" nous explique Camille qui a claqué la porte de sa société. Olivier, lui, qui a déjà plusieurs formations de ce type à son actif, s’étonne d’un autre aspect: "Il y a une fascination pour la chose militaire. L’opérationnel bien sûr, mais aussi le sens de la hiérarchie et de l’efficacité. Comme si l’armée était une version idéale du travail en mode projet que l’on veut nous proposer". Au Scyfco -proximité de Saint-Cyr oblige- on ne cache pas que le fil conducteur des formations est "de contribuer au rayonnement de l’armée de terre et pouvoir restituer une forme de pédagogie et la transposer dans la vie professionnelle. Nous pensons d’ailleurs que les entreprises qui font appel à nous sont en recherches de valeurs que l’on ne trouve plus dans le quotidien". Les entreprises oui, mais quid des premiers concernés? En droit du travail français, sauf rares exceptions, refuser une formation pendant son temps de travail est une faute constitutive d’un motif réel et sérieux de licenciement. Pas le choix pour les salariés: pour garder son poste, il faut sauter, grimper, ramper, et montrer qu’on est prêt à "accompagner le changement".

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