Lucien Cerise, chercheur en ingénierie sociale, évoque la gouvernance des foules à l'heure de la technoscience et du transhumanisme : "Il va falloir être rusé..."
ENTRETIEN ESSENTIEL - Lucien Cerise est diplômé de philosophie, lettres modernes et sciences du langage. Chercheur en ingénierie sociale, il est notamment l'auteur de Gouverner par le chaos, un ouvrage aux éditions Max Milo (réédité en 2023). Préfacier de l'ouvrage de l'historien Stuart Ewen, Consciences sous influence : Publicité et genèse de la société de consommation, il cite comme son mentor le penseur structuraliste Jean Baudrillard. Lucien Cerise propose - avec une grille de compréhension du monde qui fait écho au situationnisme - de réfléchir à l'évolution de la société de consommation et, in extenso, au devenir de la société du spectacle. Alors qu'il fréquente à Paris, il y a une vingtaine d'années, "les squats de gauche", à l'instar de personnalités comme l'écrivain Mehdi Belhaj Kacem, Lucien Cerise va peu à peu développer une réflexion sur les modes contemporains de gouvernement et les techniques de manipulation des masses. Des thèmes de recherche devenus à ses yeux indissociables de sujets comme le transhumanisme et la technoscience, qui seraient désormais en lien direct avec l'exercice du pouvoir. Un pouvoir qui "perd le contrôle de la situation", selon l'essayiste, qui n'a pas hésité ces dernières années à ouvrir l'horizon de ses rencontres sur le champ intellectuel pour mieux comprendre les mécanismes du politique à l'heure actuelle. (Lire la suite en dessous de la vidéo)
Aux origines de son engagement intellectuel, Lucien Cerise évoque un "traumatisme fondateur" au moment de l'affaire de Tarnac. En 2008, des sabotages de caténaires (les lignes électriques au-dessus des chemins de fer, ndlr), ont lieu sur plusieurs lignes TGV en France.
La police antiterroriste soupçonne alors Julien Coupat, l'un des jeunes fondateurs de la revue philosophique Tiqqun (de l'hébreu "réparation du monde"). Ce dernier est arrêté en novembre de la même année, placé en garde à vue, puis mis en examen. Établi en Corrèze, Coupat gère une petite épicerie de village à Tarnac et poursuit ses activités de penseur. Il est alors un lecteur enthousiaste des publications du "Comité invisible", une "instance d’énonciation stratégique pour le mouvement révolutionnaire", qui s'illustre dans la publication de L'Insurrection qui vient (un texte édité par Éric Hazan, pour La Fabrique).
Acharnement et ingénierie sociale
Le ministère de l'Intérieur, dirigé à l'époque par Michèle Alliot-Marie, considère cette "mouvance" comme appartenant à la gauche radicale, qu'il qualifie "d'ultragauche". Dans les faits, Coupat est innocent et libéré en mai 2009. Les procédures judiciaires et les divers moyens de surveillance à son encontre, qui s'ajoutent à une affaire médiatisée dans des proportions parfois rocambolesques, ne sont pas terminées pour autant. Ce qui ne manque pas d'étonner une partie de l'opinion publique, y compris du côté des forces de l'ordre, dont l'un des officiers déclare ne voir dans les faits reprochés, commis ou non, que "du vandalisme".
C'est cet acharnement - aux yeux de Lucien Cerise - qui pousse l'auteur à mener une réflexion sur les méthodes du gouvernement et les outils dont dispose l'exécutif pour "manipuler" la foule. Cerise se spécialise dans l'ingénierie sociale et étudie les travaux d'Edward Bernays, le père (controversé) de la propagande politique ou en entreprise.
Dans le domaine de la psychologie, l'ingénierie sociale est une pratique qui recourt à des techniques de manipulation afin de modifier certains comportements de groupes sociaux. Ce qui peut être réalisé dans le but "d'aider" ou de "nuire"...
Par exemple, aux États-Unis, dès les années 1920, Bernays collabore avec le fabricant de tabac Lucky Strike pour faire davantage fumer de cigarettes aux femmes. Grâce à l'usage de symboles repris dans des images et d'autres illustrations à l'adresse du public, ça marche : la marque bénéficie de la meilleure croissance sur le marché, ses ventes s'envolent.
Story-telling
Aujourd'hui, nous retrouvons cet "héritage" dans les diverses utilisations du "story-telling", dont le concept est une "manière de renommer la propagande". Un "récit" imposé qui a parfois besoin de voir être censurée l'information et de contrarier sa circulation libre.
Un exercice qui a ses limites, selon Lucien Cerise. "On voit venir le gouvernement de plus en plus facilement", dit-il, et "le berger n'a plus les moyens de garder le troupeau". Le politique deviendrait alors "moins subtil" dans ses stratégies au sein d'un monde "en transition", entre la "démolition d'un monde" et l'avènement d'un nouveau, qui se réclame quant à lui d'idéologies telles le transhumanisme ou la foi en la technoscience.
Des idéologies qui peuvent parfois participer, du fait de "l'hubris de la science" à imposer des moyens de coercition des populations, comme cela a pu être observé durant la crise sanitaire du Covid.
Des idéologies qui ont aussi leurs grands gourous comme le bien connu Klaus Schwab, co-fondateur du Forum économique mondial (WEF), dont le rêve est "de diriger le monde depuis un mur d'écran". Un peu comme "l'architecte" dans Matrix. Le film de Lana et Lilly Wachowski dont Lucien Cerise rappelle qu'il est justement l'émanation de la représentation de la matrice que souhaite celle-ci, dixit Jean Baudrillard.
Le gouvernement perd-il "le contrôle de la situation" ? C'est l'avis de Cerise : "Il va falloir devenir rusé", lance-t-il alors dans un Entretien Essentiel dense et captivant.
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