La "lente agonie" de la principale usine de masques respiratoires en France

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Par Antoine AGASSE - Rennes (AFP)
Publié le 03 avril 2020 - 18:28
Mis à jour le 05 mai 2020 - 10:18
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Des masques FFP2 sont fabriqués le 23 septembre 2005 à l'usine Bacou-Dalloz de Plaintel, en Bretagne
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© Fred DUFOUR / AFP/Archives
Des masques FFP2 sont fabriqués le 23 septembre 2005 à l'usine Bacou-Dalloz de Plaintel, en Bretagne
© Fred DUFOUR / AFP/Archives

L'usine bretonne de Plaintel, longtemps seul site de production de masques respiratoires en France, a fermé dans l'indifférence générale fin 2018, moins de deux ans avant la pandémie de Covid-19, sur fond de commandes en berne et d'exigences de forte rentabilité.

"Ça me remue les tripes", lâche avec amertume Pierre (prénom modifié), un ancien salarié de l'usine, en "colère de voir des soignants mourir parce qu'ils manquent de masques".

L'ex-usine Spérian de Plaintel (Côtes d'Armor) produisait il y a quelques années plus de 8 millions de masques par an et sa capacité de production dépassait même les 200 millions de masques en 2010.

"C'est à Plaintel qu'on a fabriqué les premiers masques FFP2 pliables", vante Jean-Jacques Fuan, directeur du site de 1991 à 2003.

Le site est d'ailleurs le seul producteur de masques en France en 2005, lorsque l’État lui commande 200 millions de masques en trois ans afin de constituer des stocks en prévision d'une pandémie. Le protocole d'accord, signé par le ministre de la Santé Xavier Bertrand, souligne alors qu'il est exclu de "dépendre exclusivement d'importations qui se trouveraient interrompues dans un contexte de pandémie", selon un document publié par la cellule investigation de Radio France.

Car "en période de crise, la demande mondiale serait multipliée au moins par dix et (...) des problèmes se poseraient", avait prévenu dès novembre 2005 Roland Fangeat, ancien vice-président de la division respiratoire de Spérian Europe, lors d'une audition à l'Assemblée nationale.

L'usine, qui compte alors près de 300 employés, produit sept jours sur sept et 24 heures sur 24 pour répondre à la demande. En 2010, elle est rachetée par le groupe américain Honeywell. Puis l’État interrompt ses commandes, contrairement aux engagements pris dans l'article 11 du protocole.

"C'est une faillite collective", décrit M. Fangeat. "A partir de 2011, il n'y a plus eu de commandes et la lente agonie de l'usine a commencé."

Plans sociaux et chômage partiel s'enchaînent et l'effectif fond jusqu'à atteindre 38 salariés en 2018. "Huit ans de galère", résume Pierre, l'ex-salarié.

- "Un bel outil de travail" -

A l'été 2018, Honeywell ferme l'usine pour "motif économique" et une partie des machines est délocalisée à Nabeul, en Tunisie. Le reste est envoyé chez le ferrailleur pour être détruit.

"L'usine en elle-même avait une rentabilité tout à fait acceptable, mais était en dessous des exigences du groupe car Honeywell avait créé un modèle économique qui ne lui permettait pas d'être rentable", affirme Laurent Beziz, avocat au cabinet LBBA, qui défend plusieurs anciens salariés.

Dans un rapport de mai 2018, le cabinet d'expert comptable Syndex évoquait en effet une "rentabilité économique avérée, mais trop faible pour les standards du groupe" Honeywell, qui a plus que quadruplé son bénéfice net en 2018, à 6,76 milliards de dollars.

"Le site n'a pas reçu de commandes suffisantes lui permettant de retrouver sa rentabilité et a accumulé des pertes financières importantes", s'est défendu le groupe auprès de l'AFP, assurant "qu'il n'y avait pas d'autre option viable que de fermer nos installations".

Les employés, eux, rencontrent le préfet, écrivent au président de la République, sans succès. "Trente-huit salariés sur un territoire rural, ça n'intéressait pas les pouvoirs publics, ni les médias", déplore Christophe Rondel, secrétaire général de la CFDT des Côtes d'Armor.

"C'est triste, parce qu'on avait un bel outil de travail", regrette Michèle Le Couturier, ancienne déléguée CFDT de l'usine. "On aurait pu faire de belles choses, on aurait été fiers de pouvoir aider la population et de sauver des vies."

Aujourd'hui, un petit groupe d'anciens salariés, mené par Jean-Jacques Fuan et conseillé par l'ancien secrétaire d’État (EELV) Guy Hascoët, tente de relancer une production, sous forme de société coopérative d'intérêt collectif (SCIC). "Vu la situation dramatique du pays, il faut se réapproprier les moyens de production", lance Serge Le Quéau, du syndicat Solidaires.

La région Bretagne a promis son soutien, mais "il faut que l’État prenne des engagements sur le long terme en matière de commande publique", prévient Martin Meyrier, vice-président du Conseil régional à l’Économie.

Reste qu'il n'y a plus ni machine, ni site industriel (il a été racheté par une entreprise locale). "Et seuls huit anciens salariés sont encore sur le marché de l'emploi", souligne M. Rondel.

"Ça serait un miracle de commencer dans neuf mois", concède M. Fuan.

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