Paris peine à endiguer l'emprise du crack

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Par Romain FONSEGRIVES - Paris (AFP)
Publié le 14 décembre 2020 - 14:23
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Ousmane (prénom d'emprunt), addict au crack, allume sa pipe artisanale place Stalingrad à Paris, le 2 décembre 2020 . .. .This "drug of the poor" has been wreaking havoc in the north-east of the capit
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© JOEL SAGET / AFP
Ousmane (prénom d'emprunt), addict au crack, allume sa pipe artisanale place Stalingrad à Paris, le 2 décembre 2020





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.This "drug of the poor" has been wreaki
© JOEL SAGET / AFP

Avec son briquet, Ousmane chauffe le petit carré de poudre blanchâtre, le "caillou" crépite. Une bouffée sur sa pipe artisanale, et le quadragénaire s'envole aussitôt dans les volutes de fumée. A Paris, malgré les tentatives pour le chasser, le crack, "drogue du pauvre", n'en finit pas de faire des ravages.

"Le crack, c'est le plaisir d'avoir une Ferrari, d'être avec une bombe sexuelle, de faire une super bouffe... Toute la vie en concentré", résume l'ancien éducateur, assis sur un quai proche de la place Stalingrad.

Voilà trente ans que le crack sévit dans le nord-est de la capitale. Depuis l'an dernier, les autorités multiplient les initiatives pour tenter d'endiguer la consommation de ce dérivé fumable de la cocaïne: patrouilles de police renforcées, arrestations de trafiquants, hébergement des toxicomanes... Jusque-là en vain.

Les "flashes" caractéristiques du crack, Ousmane - qui utilise un pseudonyme dans la rue - y est accroc depuis vingt ans. Au RSA, il ne compte plus les milliers d'euros engloutis dans des "galettes" payées quelques pièces ou un billet. Prison, sevrages et injonctions thérapeutiques n'y ont rien changé.

Ce père de famille vient du Val-d'Oise, en grande banlieue, et reste en général "trois, quatre, cinq jours" à Paris pour consommer. Pas de sommeil, peu de nourriture, seuls son corps qui s'écroule ou le manque de produit l'arrêtent.

Comme lui, certains viennent "de Beauvais ou de Strasbourg", raconte-t-il à l'AFP. Car Paris est la capitale du crack, le seul endroit de France où "on trouve ça direct en vente". Ailleurs, il faut s'acheter sa cocaïne et la "cuisiner" soi-même avec du bicarbonate de soude ou de l'ammoniaque.

- "Stalincrack" -

A la croisée des Xe, XVIIIe et XIXe arrondissements, la place Stalingrad et ses alentours sont un rendez-vous historique des "crackeurs".

Ces derniers mois, les riverains excédés l'ont rebaptisée "Stalincrack" car l'affluence y a atteint des records. Après les évacuations successives de plusieurs campements de toxicomanes, dont la fameuse "Colline du crack" près du périphérique, les consommateurs se reportent sur d'autres lieux du trafic.

Chaque nuit, des dizaines de toxicomanes se massent sur le quai où fume Ousmane. Pendant le confinement du printemps, ils étaient parfois "plus de 400", raconte Carole, une riveraine qui souhaite rester anonyme dont les fenêtres surplombent cette "salle de consommation à ciel ouvert".

Hurlements, vols, bagarres au pied de son immeuble: face à l'insécurité grandissante, cette responsable commerciale s'est "résignée". Si certains de ses voisins tirent au paintball sur les consommateurs, elle ressent "de l'empathie" pour ces "malades".

La police "intervient assez régulièrement" et repousse le trafic vers le jardin d'Eole à 500 mètres de là, remercie-t-elle. Mais, sitôt les patrouilles parties, usagers et dealers "reviennent petit à petit".

La quadragénaire a bien du mal à percevoir les résultats du plan triennal "anti-crack" lancé en juin 2019 par la mairie, la préfecture de police, la préfecture de région, le parquet et les autorités de santé.

- Micro-réseaux -

Pour "fatiguer" ce "trafic de fourmis", éclaté entre une multitude d'acteurs précaires, la police s'est multipliée pour interpeller en flagrant délit les "modous", ces revendeurs souvent originaires d'Afrique de l'Ouest. Elle s'efforce aussi de démanteler les "micro-réseaux" qui cuisinent le crack sur un simple réchaud, souvent dans des taudis de banlieue.

"Il y a parfois une forme de structure, avec un gestionnaire qui gère quatre ou cinq vendeurs et un cuisinier", explique Julie Colin, la vice-procureure à la tête de la section "criminalité organisée" du parquet de Paris.

Depuis le début de l'année, 610 procédures liées au crack ont été ouvertes à Paris, et 1,6 kilo de cette drogue saisis. L'équivalent de 8.000 doses individuelles.

En parallèle, le parquet requiert systématiquement à l'encontre des usagers des interdictions de paraître dans le nord-est parisien et une injonction de soins. La ville compterait selon lui environ 1.500 consommateurs de crack.

Contre cette drogue très addictive, pour laquelle il n'existe aucun produit de substitution, policiers et magistrats ne se font guère d'illusions.

"Nous n'avons pas la prétention de régler ce phénomène qui dépasse largement l'action policière", concède la patronne de la Direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP), Valérie Martineau. Pour elle, la solution passe par "la mobilisation de structures sanitaires fortes".

- Divergences -

C'est tout l'objet du plan crack, dont la facture devrait largement dépasser les 9 millions d'euros initialement prévus pour la période 2019-2021.

A mi-parcours, ses acteurs ont déjà dépensé plus de 10 millions, selon les chiffres de la préfecture de région d'Ile-de-France, l'Agence régionale de santé (ARS), la mairie de Paris et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca).

L'enveloppe a surtout servi à renforcer les maraudes associatives et mettre des usagers précaires à l'abri dans des hôtels avec un suivi médico-social. Plus de 420 personnes sont ainsi hébergées, contre 60 auparavant.

"Il reste des tas d'usagers à la rue et de nombreux troubles à l'ordre public, mais le bilan est très positif par rapport à l'ampleur du problème", estime le directeur santé publique de l'ARS, Luc Ginot.

De profondes divergences séparent pourtant les partenaires et la stratégie adoptée pour éviter que les fumeurs se droguent en pleine rue patine.

Sur les six espaces de repos annoncés pour accueillir les usagers, seuls deux ont été créés. Quant à la "réflexion" concernant l'ouverture de nouvelles salles de consommation à moindre risque, elle suscite de nombreuses crispations.

Depuis sa réélection à la mairie, Anne Hidalgo n'évoque plus le sujet, tandis que police et parquet refusent de créer un "lieu de fixation des toxicomanes".

- "Espace public apaisé" -

"Une telle ouverture pourrait être envisagée", assure la préfecture de région, chargée de coordonner le plan. Mais "elle nécessite un accord de l'ensemble des parties et surtout une acceptabilité des riverains."

La ville doit lancer des consultations citoyennes, selon Anne Souyris, l'adjointe à la santé (EELV) de la mairie. "Ce n'est pas du laisser-aller, c'est faire preuve de responsabilité", plaide-t-elle. "Les exemples allemands, suisses ou espagnols montrent que l'espace public redevient apaisé avec ces dispositifs".

Paris compte déjà une salle de consommation, accolée à l'hôpital Lariboisière. Ouverte aux injecteurs d'opiacés depuis 2016, elle n'accueille officiellement les fumeurs de crack que depuis l'été 2019. Mais l'endroit est saturé selon Gaïa, l'association gestionnaire.

Avant l'épidémie de coronavirus, "on accueillait environ 600 personnes différentes par mois, avec 400 passages par jour", explique sa directrice Elisabeth Avril. "Zurich a 400.000 habitants et compte quatre salles. Paris et son agglomération, c'est plus de dix millions d'habitants avec des gens qui sont dehors à consommer, mais personne ne veut ouvrir d'autre espace."

Pour cette médecin, qui travaille depuis vingt-cinq ans avec les toxicomanes, "dire qu'une salle de consommation va fixer les usagers dans un quartier, ça ne tient pas. Ces gens tournent dans les mêmes endroits depuis les années 90."

"Le crack à Stalingrad, ça a toujours existé", confirme Ousmane, qui préfèrerait consommer ailleurs que dans la rue. "Moi, tu me fous dans une cage avec du crack, je suis content."

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