Dans la campagne tunisienne, hériter est une chance rarement accordée aux femmes

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Par Caroline Nelly PERROT - Jendouba (Tunisie) (AFP)
Publié le 24 janvier 2019 - 12:02
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Photo prise le 20 décembre 2018 montrant l'ouvrière agricole Latifa Bouslimi dans la région de Jendouba, dans le nord-est de la Tunisie
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© FETHI BELAID / AFP
Photo prise le 20 décembre 2018 montrant l'ouvrière agricole Latifa Bouslimi dans la région de Jendouba, dans le nord-est de la Tunisie
© FETHI BELAID / AFP

"Sans ce terrain que mon père m'a donné, je ne serais plus rien, mais ici c'est rare qu'une femme hérite de terres", souligne Latifa, ouvrière agricole divorcée du nord-est de la Tunisie.

Un projet de loi sur l'égalité hommes-femmes en matière de succession fait polémique en Tunisie où le code successoral prévoit, en s'appuyant sur le Coran, qu'une femme n'hérite que de la moitié de la part d'un homme du même rang de parentèle.

Ce débat a lieu jusque dans les zones rurales de ce pays, où les discriminations sont les plus fortes et leurs conséquences particulièrement désastreuses.

Après avoir quitté son mari violent, Latifa Bouslimi a fait construire sur un coin de champ trois pièces sommaires autour d'une courette bétonnée. Un peu de volaille, un potager soigné, un figuier et un grenadier: cela complète les 10 dinars (3 euros) par jour qu'elle gagne en travaillant les champs des autres qui s'étalent à perte de vue sur la plaine en contrebas, dans la région de Jendouba.

Ce terrain de quelques centaines de mètres carrés "m'a été donné par mon père, c'est supposé être ma part d'héritage", sourit Latifa, qui s'estime chanceuse, espérant que ses frères lui laisseront son lopin à la vue imprenable quand son père décèdera.

- "Bonne conscience" -

"Ils me doivent bien cela, je suis l'aînée, je n'ai pas été à l'école car je devais m'occuper d'eux", souligne cette énergique quadragénaire, mère de deux adolescentes.

Les 4 hectares de son père devraient en théorie être divisés entre trois fils et cinq filles --dont Latifa-- à raison de deux parts par héritier, une par héritière, soit 3.500 m2 pour chacune des filles. Mais cela se passe rarement ainsi dans les zones rurales.

Sa voisine, Skhyara Bouslemi, a eu moins de chance: elle a cinq frères, dont plusieurs ont construit maison et enclos sur le terrain familial, mais ce dernier est trop petit pour être partagé entre tous les enfants.

"Qu'est ce qu'on pourrait faire avec notre part ? c'est à peine 13 m2", soupire-t-elle. Elle travaille donc à la journée dans les fermes du canton pour nourrir ses enfants et son mari, un menuisier malade.

"Souvent, les frères disent à leur père: il vaut mieux que tu nous donnes l'héritage car cela restera dans la famille", explique Latifa.

"Celle qui réclame, on la fait taire par une petite somme" ou "un couffin plein de temps en temps pour se donner bonne conscience", s'agace-t-elle, espérant sans oser y croire que la situation s'améliore avec une loi voulue par le président tunisien.

Le projet de loi, qui doit être discuté sous peu en commission avant d'être soumis en plénière au Parlement, propose qu'hommes et femmes héritent à égalité.

Cela a déclenché des débats passionnés dans les familles comme sur les plateaux télévisés et au sein des partis, relançant les clivages sur la place de la religion dans la société, dans un contexte pré-électoral tendu.

- Clivage -

Mais dans les hameaux ruraux entourant Jendouba, la question est surtout considérée comme patrimoniale.

"Je travaille cette terre, c'est normal que j'ai plus que ma sœur", estime Mehrez Sakhri, l'un des patrons de Latifa, "c'est ce que l'on a entendu (...) des anciens".

"C'est comme ça que la terre nous a été transmise, peut-être qu'en 2040 les choses auront changé mais pas maintenant", assure-t-il, sous le regard courroucé des ouvrières qui récoltent ses petits pois.

Son père Mohamed est moins rétif au changement: il aimerait partager les 30 hectares familiaux à égalité entre ses fils et sa fille car il "l'aime beaucoup".

La décision n'est pas religieuse, estime-t-il.

"Beaucoup de gens (...) réclament les deux tiers de l'héritage en citant le Coran, mais quand il s'agit de verser les 10% (d'aumône prévus par le texte sacré musulman), il n'y pas plus personne", argue-t-il.

Pour la militante et juriste Sana Ben Achour, l'inégalité successorale qui s'enracine dans une "tradition patriarcale" parfois légitimée par un discours religieux, rend les femmes beaucoup plus vulnérables.

"Dans des pans entiers de la Tunisie, les femmes ne peuvent accéder même à la part réduite d'héritage à laquelle elles ont droit -- en particulier pour la terre, les logements", souligne-t-elle. A défaut de recevoir un patrimoine, "elles n'ont que leur force de travail, donc quand une femme est à la retraite ou malade et qu'elle n'a plus de revenus, elle tombe dans la précarité".

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