"Place publique" : quand Jean-Pierre Bacri imite Yves Montand dans "Les feuilles mortes" (critique)

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Jean-Michel Comte
Publié le 17 avril 2018 - 12:58
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©Guy Ferrandis/SBS Films/Le Pacte
Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, toujours complices comme scénaristes et acteurs.
©Guy Ferrandis/SBS Films/Le Pacte
Neuvième film dont ils ont coécrit le scénario, "Place publique" réunit à nouveau Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui comme acteurs. Ils assistent, pendant une soirée, à la pendaison de crémaillère de Léa Drucker, dans ce film choral où se mélangent idées politiques, réflexions sur notre époque, critique des réseaux sociaux et nostalgie des idéaux de jeunesse.

Jean-Pierre Bacri chantant Les feuilles mortes en imitant Yves Montand: c'est le moment savoureux du film Place publique, dont il a coécrit le scénario avec sa complice et ex-compagne Agnès Jaoui, qui joue également dans le film et en a signé la réalisation. Une comédie chorale (ce mercredi 18 sur les écrans) inégale, pas vraiment ratée mais pas entièrement réussie.

Bacri interprète Castro, autrefois star du petit écran mais aujourd'hui animateur sur le déclin, cynique et vieillissant, qui a substitué à ses idées de gauche des comportements de droite et présente des émissions grand public dont la seule ambition est de faire de l'audience. Il se rend à la pendaison de crémaillère de sa productrice et amie de longue date, Nathalie (Léa Drucker), qui a emménagé dans une belle et grande maison à la campagne, non loin de Paris.

Hélène (Agnès Jaoui), soeur de Nathalie et ex-femme de Castro, est elle aussi invitée. Contrairement à lui, elle est restée fidèle à leurs idéaux de jeunesse, fait signer des pétitions et insiste auprès de Nathalie –qui ne se sépare jamais de l'oreillette de son téléphone portable– pour qu'elle invite une réfugiée afghane à raconter son histoire dans l'émission de Castro. Une émission dont les audiences sont en baisse continue et qui est menacée.

La fille de Castro et Hélène, Nina, est également de la fête. Elle a écrit un livre librement inspiré de la vie de ses parents dans lequel elle n'est pas tendre avec eux, moquant à la fois leurs convictions passées et ce qu'ils sont devenus.

Dans cette grande maison au jardin immense, de nombreux autres invités vont se croiser: un agriculteur bio qui se vante de n'avoir ni télé ni Internet, un YouTubeur en survêtement rouge entouré de très jeunes femmes en tenues légères autour de la piscine, un vieux baba qui fait de l'humanitaire en Afrique, le chauffeur de Castro qui croit que son patron est sympa, des voisins paysans qui viennent protester contre le bruit, une serveuse locale qui néglige son travail pour mieux profiter des invités et faire des selfies, la jeune compagne de Bacri ex-Miss Météo (Helena Noguerra) qu'il soupçonne de le tromper, le compagnon russe de Nathalie qui a réussi son intégration mais trouve qu'il y a trop d'immigrés en France, etc. La fête bat son plein, rancoeurs, mesquineries et règlements de comptes guettent à chaque instant…

C'est le neuvième film dont Bacri et Jaoui ont coécrit le scénario depuis 1992, dont huit dans lesquels ils jouent tous les deux et cinq réalisés par Agnès Jaoui (après Le goût des autres, Comme une image, Parlez-moi de la pluie et Au bout du conte). Comme d'habitude, ils jouent aux donneurs de leçons qui crachent dans la soupe de la gauche caviar et des milieux intellos-bobos artistiques (cinéma, télévision, théâtre) dont ils font partie. Mais en cela ils se moquent aussi d'eux-mêmes et font ainsi preuve d'une autodérision qui n'exclut ni la sincérité ni la fidélité à leurs idées.

"On continue à avoir envie de parler des différences entre les classes car elles existent toujours et que c’est un thème inépuisable, même si elles semblent moins marquées qu’avant", dit Agnès Jaoui. Et Jean-Pierre Bacri d'ajouter: "Aujourd’hui, on voit bien que le cynisme, que l’on peut aussi appeler le politiquement incorrect, a le vent en poupe et des allures esthétiques plaisantes. Tout le monde se laisse influencer par ce genre de pensées".

Deux thèmes nouveaux apparaissent cependant dans leur scénario. Le premier est le vieillissement et le temps qui passe. "C’est-à-dire que c’est nouveau aussi dans notre vie!", explique Jean-Pierre Bacri, 66 ans. "On découvre ce que c’est que la perte de la séduction, de l’habitude de se sentir dans la boucle… Je parle surtout de moi et de mon personnage! On tourne toujours autour des mêmes sujets, mais là, il y a en plus cette découverte extraordinaire du fait que l’on vieillit! (…) On ne vieillit pas seulement physiquement. Nos valeurs et nos convictions elles aussi vieillissent, se déplacent, sont enterrées. On voit des rebelles qui finissent par être réacs".

Le deuxième thème est la critique d'une époque où célébrité et réseaux sociaux sont intimement liés et où n'importe qui, n'importe quand, n'importe où, sort son téléphone portable pour faire des selfies ou des vidéos –et les poste immédiatement sur Facebook ou Instagram. "On voulait parler de cette nouvelle frénésie de vouloir se faire reconnaître, même de son groupe d’amis, par un like sur Facebook, qui valide le petit-déjeuner que l’on vient de filmer et de poster… Andy Warhol a eu à la fois raison et tort: ce n’est pas un quart d’heure mais une minute de célébrité auquel tout le monde prétend aujourd’hui", dit Jean-Pierre Bacri. Agnès Jaoui ajoute: "C’est fascinant cette sensation que si ce n’est pas filmé, ça n’existe pas. Du reste, j’ai commencé à écrire mon journal à l’âge de 11 ans, pour cette raison exacte: si ce que je vivais n’était pas consigné quelque part, j’avais la sensation que l’avoir vécu ne servait à rien".

C'est le sens du titre du film: ce grand jardin où se déroule une fête privée devient une "place publique" –et cela aura son importance en fin de film, à travers le personnage du YouTubeur joué ici par un vrai YouTubeur: Yvick Letexier, alias Mister V, vidéaste, humoriste et rappeur français, très célèbre chez les moins de 26 ans et peu connu des plus de 25 ans. "Mes enfants ont d’ailleurs trouvé incompréhensible qu’il fasse mon film de vieux!", rigole Agnès Jaoui, 53 ans, qui a adopté deux enfants brésiliens aujourd'hui âgés de 11 et 13 ans.

Célébrité et réseaux sociaux, vieillissement physique et trahison des idéaux de jeunesse, étanchéité des classes sociales et son corollaire le duo domination/soumission, riches et pauvres, droite et gauche, Parisiens intellos célèbres et provinciaux inconnus bas du front: les personnages et les dialogues qu'ils échangent, dans ce film très choral aux chassés-croisés très chorégraphiés, tombent souvent dans la caricature et le cliché. C'est parfois drôle et grinçant, mais souvent lourd et convenu malgré les mini-rebondissements qui se succèdent tout au long de la soirée.

Et l'on ne peut s'empêcher de faire la comparaison avec le récent film Le sens de la fête: lui aussi était réalisé avec une unité de lieu et de temps, lui aussi avait comme toile de fond une grande fête, lui aussi était un film choral sur le ton de la comédie, lui aussi voyait se croiser de nombreux personnages avec Jean-Pierre Bacri en tête d'affiche. La comparaison tourne largement à l'avantage du film d'Eric Toledano et Olivier Nakache, moins manichéen et plus fédérateur, moins méchant et plus tolérant, moins politiquement intello et plus volontairement populaire, moins cynique et plus optimiste –plus drôle, plus réussi, tout simplement.

Lire la critique – Le sens de la fête: Jean-Pierre Bacri, show devant!

Malgré ces défauts et l'agacement qu'ils peuvent provoquer, on ne passe cependant pas un mauvais moment tout au long de ce Place publique. Surtout si l'on apprécie Jean-Pierre Bacri l'acteur, plus râleur que jamais, ici en clone de Thierry Ardisson tout en noir (perruque, lunettes, T-shirt, costume), qui clôture joliment le film par une dernière chanson –pas de spoiler– pendant le générique de fin, juste après la dernière réplique de Léa Drucker, la plus drôle du film –qu'on vous laisse découvrir.

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