Comment l'Etat islamique a réussi à s'implanter au Mozambique

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Matteo Puxton, édité par Maxime Macé.
Publié le 29 août 2019 - 19:05
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Les djihadistes de l'Etat islamique au Mozambique.
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Le groupe djihadiste mozambicain Ansar al-Sunnah a fait allégeance à l'Etat islamique.
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Tunisie, Libye, République démocratique du Congo, Nigéria, Burkina Faso, Mali et maintenant Mozambique: l'Etat islamique continue sans relâche d'étendre ses métastases en Afrique. Matteo Puxton, observateur de référence du groupe djihadiste, explique à France-Soir, dévoile pour France-Soir comment l'organisation terroriste s'est implantée au Mozambique.

Le 4 juin 2019, la propagande de l'Etat islamique revendique pour la première fois une opération armée au Mozambique, sous le label de sa nouvelle province Afrique centrale, qui depuis avril se limitait à la seule République Démocratique du Congo (RDC). L'ouverture de ce nouveau front par la propagande de l'EI pose la question, là encore, de la connexion avec le groupe local, Ansar al-Sunnah, jusqu'ici silencieux sur ses opérations dans la province de Cabo Delgado au nord du Mozambique. Toutefois, après quelques mois, on peut non seulement affirmer que le groupe djihadiste a bien une connexion avec ce groupe, et qu'il en assure la propagande, mais que des liens physiques existent probablement entre le groupe au Mozambique et celui en RDC (ADF).

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Ansar al-Sunnah n'est pas un inconnu pour les spécialistes intéressés par ces questions. Ce groupe, que les locaux appellent d'ailleurs "Shebaab" en référence aux djihadistes somaliens loyaux à al-Qaïda, est d'abord une organisation religieuse, apparue dans le Cabo Delgado en 2015, puis qui s'est militarisée. Elle est inspirée au départ par Aboud Rogo Mohammed, un religieux kenyan radical, lié aux attentats de Nairobi et Dar es-Salam en 1998, suspecté d'être un financier des Shebaab somaliens, et abattu au Kenya en 2012. Les premiers membres d'Ansar al-Sunnah ont poursuivi son oeuvre à Kibiti, au sud de la Tanzanie, avant de s'installer au Mozambique, chassés par les autorités en août 2017 parce qu'ils avaient établi un réseau de trafic de drogue, selon certaines sources. La province du Cabo Delgado est idéale: elle comprend une forte proportion de musulmans (58% de ceux présents dans la province), un fort taux de chômage et elle est sous-développée économiquement parlant.

Le groupe commet sa première attaque d'envergure en octobre 2017: il assaille le port de Mocimboa da Praia, s'empare de postes de police, d'armes et de munitions avant de se retirer. Sur la trentaine d'assaillants, 14 auraient été tués, ainsi que deux policiers. Des fusils d'assaut et des documents en arabes sont découverts sur les corps. Par la suite, le groupe attaque les villages, forçant les habitants à partir, entre dans les mosquées pour prêcher un discours radical, quand il ne crée pas lui-même ses propres mosquées pour ce faire. Ansar al-Sunnah met aussi en péril l'exploitation du gaz dans la province, prometteuse suite à de récentes prospections. Anadarko, la firme leader dans le projet, aurait suspendu ses activités à Palma en juin 2018 en raison des mauvaises conditions de sécurité. L'assaut sur Mocimboa da Praia et la riposte de l'armée qui s'ensuite (bombardement, arrestations massives, etc) pousse le groupe à changer de tactique et à frapper des cibles civiles dans le sud du Cabo Delgado. Se servant du parc des Quirimbas comme refuge, il attaque désormais les villages entre les localités de Palma et Pemba. En mai-juin 2018, Ansar al-Sunnah lance des raids sur les villages, tue et décapite parfois les habitants, incendie les maisons et brûle les véhicules. Les attaques sont commises par des groupes de deux ou trois hommes armés de machettes et de fusils d'assaut qui tentent aussi de rançonner les habitants; ils volent le bétail, ce qui indique peut-être un financement par ce biais. En novembre 2018, on estimait que le groupe avait tué 90 personnes, contre seulement 14 en 2017. Ansar al-Sunnah compterait alors un millier d'hommes, et pas seulement du Mozambique, puisque des Tanzaniens rejoignent aussi le groupe, ainsi que des Ougandais, par exemple. Il serait alors divisé en une vingtaine de cellules comprenant au moins 20 hommes chacune.

Carte via https://twitter.com/julesdhl.

L'interprétation radicale du groupe semble être fournie par des expatriés partis au Soudan, en Arabie saoudite et dans les pays du Golfe et qui sont revenus avec ce bagage. Les deux chefs du groupe, des locaux, seraient Nuro Adremane et Jafar Alawi. Ansar al-Sunnah produit une première vidéo en janvier-février 2018 qui appele à rejoindre le groupe et espère l'instauration de la charia à tout le Mozambique. Le groupe se finance via les trafics de bois et de rubis, qui généreraient respectivement 3 et 30 millions de dollars, ce qui paraît exagéré à certains. Ansar al-Sunnah se trouve aussi, au Cabo Delgado, dans une plate-forme d'envois d'héroïne vers l'Europe et l'Afrique du Sud, sans compter les activités de contrebande impliquant Chinois, Viêtnamiens et autres acteurs. Le groupe se finance aussi via des donations électroniques: l'argent sert au recrutement et à financer les voyages de ses chefs spirituels, en Tanzanie et à Mocimboa da Praia au Mozambique. Certains jeunes auraient vendu leur bien pour partir s'entraîner en Somalie et revenir au Mozambique; la formation serait également assurée par des déserteurs de la police. Le recrutement se ferait essentiellement dans les mosquées radicales et par les liens familiaux, moins par la propagande, le nombre de vidéos et autres documents restant limité. Ansar al-Sunnah cible en particulier le petit groupe ethnique des Kimwani de la province du Cabo Delgado.

En soi, la revendication de l'Etat islamique du 4 juin 2019 n'a donc rien de surprenant, car des liens semblent existent entre les ADF, dont l'ensemble ou une partie est désormais rallié à l'EI, et Ansar al-Sunnah. En mai 2018, la Tanzanie avait pris un camp de ce dernier groupe dans le Mocimboa da Praia, et avait capturé Abdul Rahman Faisal Nsamba, un Ougandais qui dirigeait la mosquée Usafi de Kampala, visée par les forces ougandaises comme bastion des ADF en 2017. Certains arrêtés en Ouganda en 2017 l'ont d'ailleurs également été au Mozambique en 2018... Via les trafics de contrebande, il y aurait donc un lien possible entre les deux branches de la province Afrique centrale de l'Etat islamique. Dès cette époque, une image circulait chez les partisans de l'EI montrant les combattants du Mozambique et les qualifiant de "soldats du califat", annonçant qu'un serment d'allégeance (ba'yah) à Abou Bakr al-Baghdadi allait bientôt suivre. Ansar al-Sunnah aurait également des liens avec des combattants tanzaniens en Somalie.

La première revendication d'attaque reste encore imprécise sur le plan géographique: il est question du village de Metobe dans la région de Mocimboa. Toutefois l'événement correspondrait bien à une opération de râtissage de l'armée du Mozambique, le 2 juin, à Ntoto, à 30 km au sud de Mocimboa da Praia, où une contre-attaque d'Ansar al-Sunnah aurait entraîné des pertes au sein de l'armée. Une semaine plus tôt, le 28 mai, des assaillants avaient attaqué un camion dans le district côtier de Macoma, au sud de Mocimboa da Praia, avec des grenades improvisées, tuant 16 personnes dont trois soldats assurant la protection du camion. Le 4 juin, l'Etat islamique diffuse les photos de la ghanima (butin) récupéré lors la contre-attaque contre l'armée: obus de mortier, mitrailleuse de type PKM, lance-roquettes RPG-7, roquettes chinoises HEAT-II et HEI-AP pour lance-roquettes Type 69, fusil d'assaut est-allemand Mpi-KMS-72, AKMS est-allemand, de nombreux chargeurs pour les fusils d'assaut, des denrées. Une des photos illustre d'ailleurs le texte sur la province Afrique centrale dans la lettre hebdomadaire al-Naba de l'EI n°185 le 6 juin.

Le 5 juillet, l'Etat islamique revendique une nouvelle attaque sur une caserne de l'armée à Nangade, dans le nord du Mozambique. Le lendemain, le groupe diffuse la photo du butin récupéré lors de l'attaque: six fusils d'assaut Type 56-1, des chargeurs, deux roquettes PG-7V pour RPG-7, 2 obus de mortier de 60 mm. L'opération est relatée dans le numéro 190 d'al-Naba (11 juillet). Le 24 juillet, l'organisation djihadiste diffuse le 11ème volet de sa série vidéo d'allégeance ou de renouvellement d'allégeance des provinces en dehors la Syrie et de l'Irak, qui concerne l'Afrique centrale. Si c'est essentiellement la RDC qui est mise à l'honneur, nous pouvons voir à la fin de la vidéo une trentaine de combattants, au Mozambique, prêter allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, ce qui sanctionne les liens entre Ansar al-Sunnah et l'EI – sans que l'on sache, comme pour les ADF en RDC, s'il s'agit d'une faction du groupe ou de l'ensemble.

 Dans la vidéo du 24 juillet, on peut voir une trentaine de combattants au Mozambique prêter allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi.

Le 26 juillet, l'Etat islamique annonce une nouvelle attaque dans le secteur de Macomia contre l'armée du Mozambique. Dans le numéro 193 d'al-Naba (1er août), l'EI relate un raid contre 4 collaborateurs de l'armée dans un village, qui ont été tués, et leurs maisons incendiées. Le 3 août, dans le cadre de l'opération "bataille d'usure" de l'EI, le groupe annonce que ses combattants ont brûlé les maisons de "chrétiens" dans un village du Cabo Delgado. Le 12 août, un nouveau reportage photo montre pour la première fois des corps de soldats tués dans le Cabo Delgado (5) et à nouveau le butin matériel récupéré: une mitrailleuse Type 80, un lance-roquettes RPG-7 avec roquette PG-7VM, trois fusils d'assaut Type 56-1, un pistolet PM Makarov, des munitions et autres effets. Surtout, pour la première fois, l'Etat islamique s'empare d'un lance-grenades AGS-17 et probablement d'un lance-grenades QLZ-87 chinois dont on ne voit ici que l'affût.

Voir - En Syrie, l'Etat islamique mène sa "bataille d'usure"

Le butin récupéré après avoir tué au moins 5 soldats du Mozambique, reportage photo du 13 août.

Une source locale suggère que les cellules d'Ansar al-Sunnah dans les districts de Nangade et Mocimboa da Praia semblent avoir rallié l'organisation djihadiste en premier, puis ont suivi celles de Macomia. Le district de Palma n'a pas vu de revendication mais il se peut que les cellules voisines y opère. Dimanche 11 août, l'EI revendique une attaque dans le district de Nangade, à nouveau.

Pour l'instant, les attaques revendiquées par l'EI ont eu lieu dans les districts de Nangade, Mocimboa da Praia et Macomia de la province de Cabo Delgado. Les cellules d'Ansar al-Sunnah sur place sont donc ralliées à l'EI. Pas d'attaque revendiquées en propre dans le district de Palma, ce qui n'exclut pas que des cellules y opère. Vendredi 9 août une attaque a eu lieu sur l'île d'Ibo, au sud de Macomia.

Ainsi, au Mozambique, l'Etat islamique a bien établi une connexion avec le groupe local, Ansar al-Sunnah, et semble avoir pris à sa charge la propagande. Comme en RDC, il est difficile d'en dire plus pour l'instant: nous avons moins d'indices sur les liens entre le commandement central du groupe terroriste et le Mozambique, nous ne savons pas si c'est tout le groupe ou une partie qui a été rallié à l'EI. Une chose est sûre: l'organisation terroriste a réussi en tout cas à regrouper sou la province Afrique centrale deux ensembles différents, éloignés géographiquement, mais qui ont des relations. On retrouve un peu le schéma de la branche Afrique occidentale, où au Nigéria s'ajoute maintenant l'ex-Etat islamique au Grand Sahara, mais là encore nous attendons encore la preuve solide de liens physiques entre les deux organisations. Une chose est sûre toutefois: l'Etat islamique accorde beaucoup de visibilité, désormais, à ses implantations africaines.

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