Aide sociale à l'enfance : Si on arrêtait les raisonnements binaires ?

Auteur(s)
Hélène Strohl pour France-Soir
Publié le 13 mai 2025 - 13:30
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Enfance maltraitée
Crédits
FS IA
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J’ai été inspectrice à l’IGAS pendant trente ans et j’ai contrôlé, inspecté, audité, étudié beaucoup de services et établissements sociaux, avec un intérêt particulier pour l’ASE, la protection de l’enfance. J’ai contrôlé directement plusieurs services départementaux et plusieurs établissements accueillant des enfants placés, et j’ai rédigé avec des collègues un guide de contrôle des services de l’ASE qui devait servir à la fois aux services d’inspection et aux départementaux pour suivre leur action. Depuis que j’ai pris ma retraite, de nombreux rapports ont été publiés, par l’Assemblée nationale, par la HAS, par l’IGAS, par la Cour des comptes. De manière générale cependant, ce qui domine dans les débats sur l’ASE, c’est un raisonnement binaire, elle en fait trop ou pas assez, les enfants ne sont pas protégés ou les familles sont trop contrôlées. 50 % de placements abusifs, aurait dit l’IGAS, ce qui fait beaucoup et prend sûrement en compte les placements qui auraient pu être évités si on était intervenu, en prévention, beaucoup plus tôt. Mais combien d’enfants non protégés ?

Des situations qui nous touchent, sur lesquelles nous projetons inconsciemment notre propre vécu

Les difficultés parentales sont universellement partagés, même si c’est à des degrés divers. Comme tout professionnel du secteur, j'ai pris garde à ne pas me laisser envahir par la souffrance des personnes traitées. Il n’empêche, comme ma déontologie d’inspection a toujours été ce que Didier Raoult nomme « le principe de Tom », c’est-à-dire réfléchir comme s’il s’agissait de votre enfant pour évaluer la qualité du service, j’ai été souvent bouleversée.

Dans ces questions d’enfance et de parentalité, nous projetons nos problématiques personnelles, voire les érigeons en dogmes. Les juges des enfants s’appuient sur des dossiers préparés par les services départementaux de l’ASE et une audience durant laquelle ils reçoivent l’enfant, ses parents, et les professionnels de l’ASE qui suivent l’enfant, audience qui dure rarement plus d’une heure ; selon leur passé et leur présent, selon les situations qu’ils connaissent de proches, ils vont considérer les problèmes que rencontrent les parents et enfants qu’ils voient de manière différente. Il n’y a pas de grille juridique qui leur permette d’apprécier la qualité de la relation parentale ou la capacité éducative parentale. Les rapports des professionnels, même faits selon les normes de la HAS (voir ci-dessous) peinent à leur fournir une analyse objective et efficace de la situation leur permettant de répondre à la question : cet enfant est-il en danger, faut-il l’éloigner de sa famille, et où le placer ?  Quant aux parents, les observations montrent combien il est difficile à un parent non bien traitant de porter un regard lucide sur sa conduite.

Les administratifs, les chercheurs (juristes, sociologues, psychologues…) ont autant de mal à atteindre une objectivité d’analyse des situations relevant de la protection de l’enfance, c’est-à-dire de situations dans lesquelles le développement physique, psychique, mental et social d’un enfant est gravement entravé par des incapacités parentales.

La protection de l’enfance, une politique publique aux multiples intervenants

On a tendance à simplifier beaucoup l’équation de la protection de l’enfance, en opposant « l’ASE » et les familles. Mais le tableau est plus compliqué :

  • l’État ni ne paye, ni n’est responsable, mais il définit le cadre juridique et financier dans lequel se déploie cette politique. Cela s’appelle la décentralisation à la française, les technocrates parisiens savent ce qu’il faut faire et les acteurs de terrain tâchent d’appliquer la loi.
  • Les conseils départementaux mettent en œuvre cette politique et la financent. Comme pour toute politique publique, les moyens affectés à l’ASE entrent en concurrence avec, par exemple, la petite enfance (les crèches), l’aide à l’autonomie des personnes âgées, l’entretien des routes et des collèges, etc. Le département ne parle pas d’une seule voix : plusieurs types de professionnels travaillent ensemble : les personnes administratives du département, les inspecteurs de l’action sanitaire et sociale, mais aussi les travailleurs sociaux, fonctionnaires territoriaux qui instruisent les situations et « suivent » le dossier des enfants et les travailleurs sociaux qui s’occupent directement des enfants, les assistants familiaux (familles d’accueil), les travailleurs sociaux intervenant au domicile des parents et les éducateurs des maisons d’enfants à caractère social.  Ces services et établissements étant gérés soit directement par le département, soit en gestion concédée à des associations. S’ajoutent à ces multiples formes d’interventions, celle de la Justice. Le procureur qui prend une ordonnance de placement d’urgence en cas de danger avéré, le juge des enfants qui intervient en formation non juridictionnelle, mais est en quelque sorte décideur des « mesures » que le département devra exécuter, sauf s’il y a accord de la famille avec l’ASE.

Trancher en situation d’incertitude

On retrouve cette même pluralité d’intérêts et de perspectives dans chaque situation. La mère qui à cause de multiples et graves problèmes a plusieurs fois de suite « omis » de chercher son enfant à la sortie de l’école a un autre ressenti que l’enfant qui a attendu jusqu’à ce que tous les autres enfants soient partis, seul dans le bureau de la directrice qu’on appelle la gendarmerie. La gravité de cet « oubli », incident malheureux, témoignage indubitable de maltraitance, ou difficulté pour laquelle on peut aider la mère à trouver une solution, sera donc différemment jugée selon les protagonistes.

Il est difficile dans ces situations sociales aux multiples logiques de faire synthèse. Souvent les décisions ressortissent d’une logique contradictorielle, celle dans laquelle on ne peut pas gommer les intérêts divergents, mais juste bricoler un équilibre le moins mauvais possible. C’est pourtant quand l’incertitude est la plus grande que le danger du recours à une idéologie et à des dogmes à défaut d’analyser les situations particulières est le plus fréquent. Les parents aimants, et les parents maltraitants et aimants, s’accrochent comme à une bouée de secours à leur « droit sur l’enfant », « c’est mon enfant » ; leur font écho les partisans du « tout parent » ; les professionnels souvent désemparés face à des modes éducatifs qui leur sont étrangers ou trop proches se cramponnent à leurs « principes », leurs évidences psycho-sociales ; le juge se prémunit devant sa tâche impossible en se disant qu’il dit « le Droit ». Et les politiques se réfugient soit dans une logique purement gestionnaire d’économie, soit dans une délégation complète de leur responsabilité aux professionnels.

Mais trop souvent la difficulté qu’a chaque protagoniste à faire face à cette situation et à trouver la solution la moins mauvaise possible est masquée par un recours à des principes, des positions dogmatiques.

J’ai moi-même été « ballotée » au cours de ma carrière d’opinion en opinion. Jean-Louis Bianco, du rapport Bianco Lamy m’avait fascinée par sa radicalité anti-institutionnelle : « Mieux vaut de mauvais parents qu’une bonne institution ». C’était avant 1981 ! Jacques Donzelot, Robert Castel, l’anti-psychiatrie et les tenants de la critique du contrôle social m’ont aussi longtemps influencée. Et puis vint Maurice Berger. Et son Échec de la protection sociale.

Maurice Berger qui nous montrait qu’il devait être possible de venir au secours d’enfants petits en grande souffrance du fait de l’incapacité, voire de la maltraitance par leurs parents avant qu’ils ne deviennent des adolescents psychopathes.

Aucune dogmatique ne peut pallier le manque d’une bonne évaluation de chaque situation

Il n’y a pas de bon principe, l’ASE n’intervient ni trop, ni trop peu, ou pour le dire autrement, l’ASE place parfois à mauvais escient et parfois manque d’intervenir quand ce serait nécessaire.

Lire la partie II

 

 

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