Illettrisme et innumérisme : le vrai coût de ces deux fléaux

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Jean-Yves Archer, édité par la rédaction.
Publié le 14 août 2018 - 17:40
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Des enfants font des exercices de lecture sur des tablettes tactiles, au Havre, le 22 février 2016
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© CHARLY TRIBALLEAU / AFP/Archives
L'illetrisme persiste et sa menace est maintenant renforcée par l'innumérisme.
© CHARLY TRIBALLEAU / AFP/Archives
L'illetrisme reste un problème de fond dans une partie de la société française, marginalisant durablement ceux qui en sont victimes, malgré un statut passé de "grande cause nationale". Il faut maintenant y rajouter "l'innumérisme" représentant une menace grave dans une société où l'accès aux services publics se dématérialise. Jean-Yves Archer, spécialiste des finances publiques et dirigeant du cabinet Archer, décrypte en partenariat avec France-Soir les risques.

En février 2018, l'actuel président d'Orange Stéphane Richard pointait du doigt ce qu'il nommait avec pertinence les "injonctions contradictoires" de l'État actionnaire. En matière de lutte contre l'illettrisme ainsi qu'en matière de réduction de la fracture numérique dite illectronisme, l'État présente un bilan truffé d'injonctions contradictoires.

L'illettrisme avait été déclaré "grande cause nationale" pour l'année 2013. Qui s'en souvient? Qui a gardé en mémoire le silence assourdissant du président Hollande en la matière? N'aurait-il pas été approprié que le Premier ministre Ayrault (Mon père ce Ayrault! pour reprendre le titre du documentaire hagiographique réalisé par sa fille) soit davantage proactif face à un gâchis collectif sociétal? Un comble pour un ancien membre du respectable corps professoral…

Preuve de l'ampleur de la question, nul ne s'accorde avec précision quant à l'étendue de l'illettrisme. Pour celui ou celle qui ne maîtrise pas la lecture, il faut se résoudre à errer dans un monde où il faut réussir à se raccrocher à des pictogrammes, à des codes couleurs ou à encore aux photographies des aliments qui sont le reflet du contenu d'une boîte de raviolis ou d'un paquet de pâtes alimentaires. En prenant pour référence une récente étude publiée par l'Insee, il apparait que 7% de la population française de 18 à 65 ans est illettrée. Plus de 3,2 millions de personnes sont donc concernés étant entendu qu'il est précisé qu'elles ont été scolarisées en France ce qui atteste du défi public qui est devant nos yeux de "sachants". Plus avant, on découvre que 53% des illettrés sont des personnes de plus de 45 ans tandis que ce handicap professionnel patent affecte un peu plus de 10% des demandeurs d'emploi.

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Pour l'économiste, pour le sociologue, pour le citoyen engagé, il est essentiel de noter que de profondes failles affectent la connaissance quantifiée du fléau et que le recensement des illettrés est toujours une gageure car les intéressés sont tentés de masquer la réalité de leur situation. Bien évidemment à leur employeur mais aussi à la médecine du travail et souvent à leurs proches. Le chiffre de trois millions de personnes est une valeur plancher et après recoupements avec des initiatives salutaires menées par des groupes comme Vinci, EDF, la RATP, et d'autres,on est dans l'obligation de conclure qu'il existe un illettrisme situé sous couverture radar des enquêtes statistiques. Certains travaux évoquent plus de 600.000 personnes additionnelles qui ne domestiquent ni totalement la lecture et encore moins l'écriture. Ce qui était admissible –au plan opératoire– pour un commis de ferme du début du XXe siècle ne l'est pas pour un citoyen du début du XXIe siècle dont l'existence va alors de pair avec toutes sortes de vulnérabilités. L'illettré est un blessé à la portée des aigrefins contemporains!

Concernant l'étude Insee, il faut être étonné de devoir constater que la quantification de l'illettrisme est insérée dans un bornage du type 18-65 ans. Comme si des mineurs (et mineures) n'étaient pas atteints. De surcroît, en respectant la distinction désormais classique entre troisième et quatrième âges, pourquoi devrions-nous accepter la fréquence des cas où une personne de 70 ans est parfois condamnée à ne pas savoir lire son billet de train. Fermement, nous considérons qu'un bornage 13 à 75 ans fournirait ce que l'on nomme en comptabilité privée une "image fidèle" de la situation.

En 1983, un conflit social aux anciennes usines Talbot (Groupe PSA) avait révélé l'ampleur de l'illettrisme à croiser avec l'ancienneté conséquente des opérateurs concernés. Et que dire des abattoirs GAD dont Emmanuel Macron avait parlé avec un tact, ce jour-là, défaillant. Le plafond de verre vise la difficulté proportionnellement plus ardue pour les femmes à accéder à des postes de hiérarchie élevée. En outre, à revenus équivalents à celui des hommes. Or, concernant l'illettrisme, le phénomène se déroule à front renversé: ce sont 39% des illettrés qui sont des femmes et donc 61% qui sont des hommes. Peu d'études visent cette situation: il n'y a, par conséquent, pas de consensus explicatif. Pour conclure sur les injonctions contradictoires des pouvoirs publics, je note que la lutte contre l'illettrisme ne bénéficie d'aucune couverture médiatique et opérationnelle du type Téléthon ou pièces jaunes ce qui contribue à perpétuer une situation qui est une lourde déséconomie externe.

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En étant flasque face à ce sujet, l'État enregistre un manque à gagner social, moral et fiscal. Au demeurant, il serait intéressant de disposer d'études publiques exhaustives en matière d'innumérisme qui est donc relatif à la maîtrise des nombres et du calcul. La "littératie", que l'OCDE définit comme "l'aptitude à comprendre et à utiliser l'information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail" est un processus de complexité croissante.

Pour ma part, je ne veux pas exclure du champ de l'avenir possible une tendance haussière pour l'illettrisme. Du fait de l'effet cumulatif de différentes variables: décrochage scolaire, arrivée de travailleurs migrants parfois illettrés, difficultés d'assimilation des personnes âgées et pertes de capacités cognitives (Alzheimer). Trois autres points doivent être évoqués. Tout d'abord, je souscris à l'analyse déjà datée d'Alvin Toffler: "L'illettré du futur ne sera pas celui qui ne sait pas lire. Ce sera celui qui ne sait pas comment apprendre".

Puis, en deuxième pièce au débat, je voudrais que nous réfléchissions dans le concret. La vie usuelle de l'illettré, c'est une sorte de suite de vertiges. Ainsi, comment fait-on sur son quai de RER pour comprendre les stations desservies par la prochaine rame si on lit peu ou pas? Qu'il soit dit, sans détour, que cela ne parait pas respectueux de notre Histoire et surtout des idéaux de la France des Encyclopédistes. Troisième point, l'illettrisme est un thème qui n'est jamais pesé de manière constitutionnelle et donc évoqué sous l'angle cardinal des libertés publiques. Selon nous, l'illettrisme doit être examiné à l'aune de cette dimension juridique!

Ce n'est pas uniquement une sorte de conviction estivale, c'est aussi une dimension de notre feuille de route et de notre engagement. Avoir le privilège d'écrire oblige face à l'illettrisme et l'innumérisme. On serait tenté de convoquer ici le "principe de fraternité" récemment issu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Clairement, l'illettrisme est la béquille scélérate de l'exclusion sociale et ce n'est pas moralement acceptable ni économiquement pertinent. Quoi de plus noble que la tâche présente des personnes qui sur notre sol (ou en Allemagne) refusent que les derniers arrivés deviennent obligatoirement les plus sevrés de la table du festin des lettrés. Par-delà le débat sur l'opportunité des arrivées, il faut bien en traiter les conséquences et éviter d'alourdir les ghettos existants.

S'agissant de ghettos, je ne partage pas l'optimisme du, par ailleurs cordial, Secrétaire d'État au numérique. Mounir Mahjoubi "prépare et coordonne la politique de transformation numérique de la France. Son action s’articule autour de deux piliers de transformation, ceux de l’économie et du service public et s’accompagne de deux conditions que sont l'inclusion et la confiance numérique" selon le site web du ministère.

Lors d'une toute récente séance de questions au gouvernement, il a répondu avec foi à la députée LREM Dominique David: "Internet, le numérique, c'est pas que pour les bourgeois. Le Pass Numérique, c'est permettre aux 13 millions de Français éloignés du numérique d'être formés et accompagnés"Une formation de 13 millions de personnes digne de ce nom n'aurait aucun sens effectif selon le prisme du ministre Darmanin, vigilant quant aux soldes d'exécution de nos Finances publiques. Une fois de plus, l'État se réjouit d'une politique d'affichage et d'injonctions contradictoires. On veut alléger le nombre de fonctionnaires à Bercy donc on met le paquet sur l'e-administration et on programme l'obligation de télédéclarer ses revenus dès 2019. Comment ferons les "brouillés" des chiffres et du web? Comment feront les seniors qui n'ont aucune connexion? Il y en a dans les petits bourgs du Morvan, il y en a aussi dans le VIIe arrondissement de Paris!

Si les "geeks" existent et se multiplient fort heureusement, plusieurs études évaluent à 12% le nombre de réfractaires, le nombre de personnes atteintes d'illectronisme. Le ministre a raison de dire que le niveau d'instruction et la classe sociale (les notions ne sont pas distinctes mais entrelacées) facilitent les choses mais force est de constater qu'il demeure chez des millions de personnes une crainte face à internet. Un conseiller de La Banque Postale vous le confirmera davantage qu'un gestionnaire de fortune dans un établissement de premier rang sur ce segment d'activité. Un passager en rade à la gare Montparnasse non muni de smartphone et incapable de se connecter au site web de la SNCF pourra vous dire son effroi voire sa désolation. Internet n'est pas réservé aux "premiers de cordée" mais nul ne peut nier, s'il regarde son propre entourage, que certains dévissent et sont mutilés par la puissance de leur imprégnation illectronique.

Comme souvent, il faut "avoir l'optimisme de la volonté et le pessimisme de l'intelligence" ( A.Gramsci): la révolution numérique va apporter des solutions à bien des points de blocage. Je songe ici notamment à la reconnaissance vocale qui permettra de mieux "domestiquer" certaines opérations courantes. C'est déjà le cas pour les retraits d'espèces aux distributeurs de billets équipés pour les aveugles ou les malentendants. Un iPhone a bien davantage de fonctions et d'applications téléchargeables qu'il y a dix ans: ce sont bien ces applications qui facilitent nos vies, alors espérons en la propagation du progrès digital (écran tactile, recours à l'image, tutoriels, etc) davantage qu'en des propos ministériels un peu trop baignés dans l'optimisme.

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