Le Rafale, ou l'illustration du parcours du combattants des contrats de défense en Inde
Près d'une décennie de discussions, de négociations et de coups de théâtre, aura été nécessaire pour que l'Inde acquière au bout du compte 36 exemplaires du chasseur français de Dassault. Mais le montant final de près de 8 milliards d'euros est nettement moindre que ce qu'avaient pu espérer les Français. "Les Indiens mènent des négociations toujours très dures. Ils sont connus pour cela", confirme Isabelle Saint-Mezard, maître de conférences à l'institut français de géopolitique à l'université Paris 8.
"En même temps, ils ont tous les grands fournisseurs d'armement qui frappent à leur porte, ils sont donc en bonne position pour le faire", explique cette spécialiste des questions stratégiques en Asie du Sud. Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, en a fait l'expérience ces dernières années. "L'Inde, c'est une école de la patience", euphémise-t-il.
Si les contrats de défense sont de tels serpents de mer, c'est notamment car l'Inde reste toujours marquée par le gigantesque scandale de corruption Bofors de la fin des années 1980. Des soupçons de rétrocommissions pharaoniques dans le cadre d'un contrat avec l'armurier suédois Bofors avaient éclaboussé les plus hautes sphères du gouvernement. La carrière politique du Premier ministre d'alors, Rajiv Gandhi, en avait été détruite.
Par peur de nouvelles affaires de corruption, "la modernisation des forces armées avait été arrêtée", explique Gulshan Luthra, de l'Institute for Defence Studies and Analyses de New Delhi. Pour ériger des garde-fous, l'Inde a multiplié les fonctionnaires ayant leur mot à dire sur les ventes d'armes.
Contre-coup: le cheminement d'un contrat dans les ministères de New Delhi s'est transformé en cauchemardesque labyrinthe bureaucratique. Le moindre observation d'un département peut faire prendre plusieurs mois de retard à un dossier.
"Depuis quelques années, les autorités tentent d'assainir le milieu. Du coup, les hauts fonctionnaires en charge de la passation des contrats ont peur de s'exposer à des soupçons de corruption et renâclent à s'engager", explique Mme Saint-Mézard. Pour qu'un contrat puisse aboutir, "il faut généralement une forte volonté politique au plus haut de l'Etat", dit-elle. Mais toutes ces précautions n'empêchent pas les vieux démons de refaire surface.
Une nouvelle affaire de pots-de-vin présumés dans la vente d'hélicoptères AugustaWestland au gouvernement a récemment encore fait les gros titres de la presse indienne.
Exigeante, l'Inde affiche son ambition de ne plus être, à terme, dépendante de l'étranger en matière d'équipement militaire. Ses appels d'offres sont assortis de demandes d'importants transferts de technologie.
Le mort-né "contrat du siècle" portant sur 126 avions de chasse imposait par exemple à Dassault l'assemblage sur le sol indien de 108 des avions. Or les Français refusaient d'assumer la responsabilité technique, réclamée par New Delhi, pour tous les appareils construits en Inde. "Les Indiens tiennent absolument à ces transferts, mais sans avoir toujours ni les moyens, ni l'expertise pour les mener à bien. Du coup, les fournisseurs hésitent à trop s'engager en la matière", décrypte Mme Saint-Mézard.
Au vu des besoins urgents de modernisation de son armée, le gouvernement de Narendra Modi a finalement opté pour une commande directe de 36 Rafale prêts à voler, qui seront fabriqués en France. Mais Dassault sera contractuellement obligé de réinvestir près de la moitié des sommes perçues dans l'industrie indienne. Des "compensations", dans le jargon. "Les règles de compensation sont très compliquées et opaques", explique Rahul Bedi, analyste de Jane's Defence Weekly, "on parle ici de technologie de pointe et l'industrie indienne n'a pas la sophistication" requise.
Face à la montée en puissance de la Chine sur le continent asiatique, l'Inde est lancée dans un grand programme de modernisation de son armée, à l'équipement insuffisant et souvent obsolète. Elle compte y injecter au total plus de 100 milliards de dollars. De quoi laisser présager, malgré les obstacles, bien des nouveaux contrats pour les fournisseurs d'armes étrangers.
À LIRE AUSSI
L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.
Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.
Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.
Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.