Pour se battre en Syrie, l'Iran enrôle massivement des Afghans chiites

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Matteo Puxton, édité par Maxime Macé.
Publié le 25 février 2019 - 18:12
Mis à jour le 26 février 2019 - 18:20
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Des miliciens de Liwa Fateyioum.
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Les Afghans de Liwa Fateyioum se battent souvent par appât du gain ou pour obtenir un statut légal en Iran.
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Enrolés par l'Iran pour aller se battre pour le régime de Damas en Syrie, les Afghans de la brigade Liwa Fateiyoum pourraient être déployés lors de la possible attaque de l'enclave rebelle d'Idlib. Matteo Puxton, observateur de référence du conflit irako-syrien, revient en détail sur ces supplétifs de Bachar al-Assad, qui s'engagent souvent par appât du gain ou dans l'espoir d'obtenir un statut légal en Iran.

J'avais écrit un historique de Liwa Fatemiyoun pour France-Soir en décembre 2016, qui retraçait les origines de la formation et son parcours jusqu'à cette date. Puis sur mon blog, j'avais procédé à un suivi qui s'arrêtait en avril 2017. Le besoin se faisait sentir d'un nouveau suivi plus récent: j'ai laissé de côté le reste de l'année 2017, où Liwa Fatemiyoun a surtout participé à la chevauchée des forces du régime syrien dans l'est, jusqu'à Deir Ezzor assiégée par l'Etat islamique, puis à la reconquête de Mayadin et d'al-Boukamal. L'unité a été très impliquée dans ces opérations: on l'a vu dans les documents de sa propagande ou côté régime, mais même dans ceux de son adversaire, l'EI. Le suivi, dans cet article, concernera donc Liwa Fatemiyoun sur l'année 2018 et jusqu'à aujourd'hui.

Lire aussi - Bataille d'Alep: Liwa Fatemiyoun, ces miliciens afghans chiites qui se battent pour le régime de Damas

Capture d'écran d'une vidéo du 21 août 2017 de l'EI, wilayat al-Khayr (Deir Ezzor): elle montre l'assaut d'une position défensive tenue par Liwa Fatemiyoun le 17 juillet précédent, à l'ouest de Humaymah, dans la Badiyah. Le char T-72 à gauche porte le drapeau de Liwa Fatemiyoun.

Pour rappel, le nom Liwa Fatemiyoun vient de Fatima, la fille de Mohamed, mariée à Ali, figure centrale du chiisme. En janvier 2018, Zohair Mojahed, qui peut être considéré comme le porte-parole de du groupe, annonce que 2.000 Afghans ont été tués en Syrie et 8.000 blessés, depuis cinq ans. Des chiffres bien supérieurs aux enterrements en Iran qui permettaient de comptabiliser a minima le nombre de tués (905 au 1er janvier 2019, voir plus loin). Mohajed dénonce également le manque de considération de l'Iran pour les vétérans afghans de l'unité, un problème récurrent.

En avril, un cadre de Liwa Fatemiyoun, Aman Amiri, est annoncé tué en Syrie, probablement mort lors des combats sur le front de la poche de la Ghouta orientale, deux mois plus tôt. En juin 2018, la milice, qui a perdu dans les semaines précédentes des hommes face à l'Etat islamique dans le même secteur, participe à la défense d'al-Boukamal attaquée par les djihadistes. En juillet 2018, la fondation culturelle de la Fatemiyoun organise une cérémonie religieuse à Damas, preuve que des combattants y sont probablement stationnés.

Liwa Fatemiyoun participe à la défense d'al-Boukamal attaquée par l'EI (juin 2018).

Une étude de Tobias Schneider, parue en octobre, permet d'en savoir un peu plus sur les origines de la formation. Selon la version "officielle" iranienne, Ali-Reza Tavassoli, alias Abou Hamed, et le clerc iranien Mohammad Baqir Alaoui, demandent, au départ, à l'Iran que leur petit contingent de 22-25 Afghans stationnés à Mashhad soit envoyé en Syrie. Ce premier contingent aurait combattu aux côtés de la milice chiite irakienne Kataib Sayyid al-Shuhada, née en Syrie à l'été 2013 et ensuite déployée en Irak en parallèle de la Syrie, et même avec le Hezbollah libanais. Tavassoli recrute ensuite dans la communauté hazara réfugiée en Iran puis dans la petite communauté présente à Damas autour du tombeau de Sayyida Zaynab (moins de 2.000 personnes). Deux autres groupes de 15 puis 22 volontaires arrivent rapidement en Syrie.

Ali Reza Tavassoli, le fondateur de Liwa Fatemiyou, tué dans la province de Deraa en février 2015, est l'objet d'un véritable culte par la propagande de la formation sur les réseaux sociaux.

Ali Reza Tavassoli, le fondateur de Liwa Fatemiyoun, est un vétéran de la brigade Abouzar, déjà constituée de Hazaras, et qui avait combattu au Kurdistan iranien contre les Irakiens et les séparatistes kurdes pendant la guerre Iran-Irak, depuis sa base de Ramazan. Quelque 2.000 Afghans auraient trouvé la mort pendant ce conflit au service de l'Iran (3.000 selon une autre source). Tavassoli est ensuite parti en Afghanistan se battre contre les talibans dans les années 1990. Ce profil de vétéran se retrouve pour d'autres cadres de la formation: Sayyed Hakim, Hossein Fadaei Abdarchaya, Reza Khavari, Seyyed Ibrahim. Hakim, tué en Syrie en 2016, était le dernier vétéran de la brigade Abouzar. En réalité, une fois que Tavassoli et son adjoint Reza Bakhshi sont tués au combat début 2015, Liwa Fatemiyoun est entièrement prise en main par des Pasdarans iraniens. En juillet 2018, on compte au moins 18 officiers de la force al-Quds qui sont morts en Syrie aux côtés de Liwa Fatemiyoun.

Au niveau des chiffres, le premier groupe de 22 volontaires afghans serait arrivé en Syrie fin 2012. Comme on l'a dit, un deuxième groupe de 15 suit, puis un troisième groupe de 22. Le cinquième contingent comprenait déjà une centaine de recrues. Liwa Fatemiyoun est sans aucun doute passé de la taille d'une brigade à celle d'une division en 2015, ce qui suppose un effectif d'environ 10.000 hommes, mais qui ne sont pas tous déployés en Syrie. La fourchette de 4 à 8.000 hommes semble la plus plausible, avec rotation régulière des effectifs entre l'Iran et la Syrie. D'après ce témoignage, les Afghans opèrent généralement en unités de 450 hommes (en gros l'équivalent d'un bataillon), ce qui semble plausible au vu de ce que l'on voit chez les autres acteurs côté régime syrien. Ce format d'unité permet en outre d'en déployer à plusieurs endroits en Syrie simultanément.

Les Iraniens recrutent essentiellement parmi les trois millions de réfugiés hazaras en Iran. Les Hazaras sont parfois arrêtés pour des crimes de droit commun (drogue) ou en raison de leur statut d'immigré illégal, et on leur donne le choix entre la prison ou la Syrie. Les centres de recrutement proposent aussi des salaires de 450 à 800 dollars par mois qui représentent une vraie fortune pour les Hazaras, ceux-ci survivant plus qu'autre chose en Iran –les recrues sont pour beaucoup employées dans le bâtiment. On promet parfois un statut légal en Iran en échange du temps de service en Syrie, mais la réalité est tout autre: un réfugié hazara en Europe est parti car déçu d'avoir reçu un permis de séjour de 30 jours (!) après avoir servi un an en Syrie... On ne voit pas de témoignage où le service en Syrie aurait abouti à l'octroi d'un statut légal en Iran. Liwa Fatemiyoun recrute aussi des adolescents: nombre d'entre eux, âgés de 14 à 17 ans, se retrouvent sur les posters de "martyrs" tués en Syrie. Il arrive fréquemment que les recrues multiplient les réengagements pour aller se battre en Syrie –certains en ont plus d'une dizaine à leur actif. Ce volontaire a servi 8 fois, pour 600 dollars par mois; il a fait partie des premiers contingents, arrivant en septembre 2013 avec 100 volontaires, à une époque où les Afghans étaient à peine 300, autour de l'aéroport de Damas et de Sayyida Zaynab. L'Iran a dû déployer de nombreux efforts de propagande pour contrer une réalité peu reluisante, faisant par exemple témoigner des combattants de la Fatemiyoun qui assurent se battre pour la défense des lieux saints comme Sayyida Zaynab... alors que l'unité est déployée à travers toute la Syrie, ce que l'on voit depuis des années.

Poster commémorant un "martyr" adolescent tué il y a plusieurs années. On note le fusil anti-matériel iranien AM 50 Sayyad 2 (12,7 mm).

Les recrues de la Fatemiyoun reçoivent un entraînement sommaire en Iran, de deux à quatre semaines, dans l'un des neuf camps identifiés par les Américains. Certains ont des formations plus spécialisées (reconnaissance, snipers) qui seraient délivrées par des instructeurs du Hezbollah –ce qu'il est difficile de vérifier. Liwa Fatemiyoun dispose par ailleurs d'une unité blindée comprenant des chars T-72M1 et même T-90, autrement dit le matériel le plus moderne présent en Syrie, et des véhicules blindés BMP-1; elle a aussi une unité d'artillerie. Cet Afghan témoigne qu'il a été entraîné 20 jours en Iran, puis 10 jours de plus en Syrie, après son arrivée, pour piloter un char T-72; il s'est engagé pour un salaire de 350 dollars par mois (15 millions de rials iraniens). Si la milice est intrinsèquement liée aux Pasdarans (Gardiens de la Révolution), la présence des T-90, par exemple, pose la question des passerelles avec la Russie. Certains équipages de véhicules auraient reçu leur instruction de formateurs russes. Sur le terrain, Liwa Fatemiyoun a pu collaborer, sur le plan militaire, avec les forces spéciales russes (on pense aux deux batailles de Palmyre en 2016-2017) et même avec la fameuse compagnie Wagner, très présente en Syrie. Les combattants de Liwa Fatemiyoun ont parfois été déplacés en Afghanistan, où l'Iran a des bureaux de recrutement à Herat et à Kaboul. Dès juillet 2017, un chercheur respecté sur l'Afghanistan signale la présence d'un réseau militant comptant jusqu'à 4.000 individus et dirigé par des vétérans de Syrie, actif à Hazarajat, Kaboul, et Mazar-i Sharif, et qui conduirait déjà des opérations armées contre les groupes hostiles aux Hazaras dans la province de Wardak. D'autres vétérans, au contraire, tentent de reprendre une vie normale à Herat, alors que d'autres enfin multiplient les réengagements sous la pression financière, pour gagner de l'argent.

En novembre 2018, la Fatemiyoun tient une conférence sur les problèmes alimentaires dans la province de Hama, ce qui laisse supposer de la présence d'une partie de l'unité sur place. En décembre, les unités de la milice présentes dans la province de Deir Ezzor participent à des opérations de ratissage contre les cellules clandestines de l'Etat islamique. Le 9 décembre, le compte Telegram de la formation publie des photos et une courte vidéo d'un camp d'entraînement de la Fatemiyoun en Syrie: le paysage ne ressemble pas à celui de la province de Deir Ezzor; s'agit-il du camp de base de l'unité à Khanat Assan, au sud d'Alep? Un autre reportage photo du 22 novembre précédent semble montrer le même lieu.

Camp d'entraînement de la Fatemiyoun en Syrie: à Khanat Assan (province d'Alep)? Décembre 2018.

Au 1er janvier 2019, le chercheur Ali Alfoneh a comptabilisé 905 enterrements en Iran d'Afghans tués en Syrie, depuis janvier 2012. On est donc loin des 2.000 morts annoncés un an plus tôt (!) par le porte-parole de la formation, mais les enterrements ne prennent pas en compte les corps abandonnés sur le terrain, des prisonniers exécutés, les disparus, etc. Le 24 janvier, le département du Trésor américain place Liwa Fatemiyoun sur la liste des organisations soumises à des sanctions. En février 2019, l'unité présente dans la province de Hama prépare la fête pour le quatrième anniversaire de la mort d'Ali Reza Tavassoli.

La propagande de Liwa Fatemiyoun est notamment assurée par un compte Telegram avec plus de 24.000 abonnés. Ce compte est très actif, avec des publications quotidiennes. Il y a un compte Twitter et une page Facebook, suivie par plus de 13.000 personnes, qui relaient aussi les informations. Le 18 février 2019, le compte Telegram publie un reportage photo sur une compétition sportive organisée entre les membres de la milice dans la province de Deir Ezzor, l'unité est donc encore présente dans la province. Le compte Telegram relaie aussi régulièrement des articles à la gloire des "martyrs" de l'unité, comme celui-ci (lien), tué sur le front de Khan Touman au sud-ouest d'Alep.

Compétition sportive entre les membres de Liwa Fatemiyoun. On note le drapeau de l'unité sur le mur. Deir Ezzor, Syrie, février 2019.

Sur le plan militaire, la période traitée ici n'aura pas vu de changement notable dans l'organisation de l'unité. Liwa Fatemiyoun reste une unité d'infanterie avec des formations spécialisées (blindés, artillerie, snipers...). L'unité aurait bien le format division: une de ses brigades serait la brigade de l'imam Ali; une autre brigade serait celle de l'imam Hussein (un commandant de bataillon de cette brigade, Bostan Salehi, a été tué en Syrie en juillet 2017). Le documentaire qui couvre la participation de Liwa Fatemiyoun à la chevauchée à travers le désert de Homs/Deir Ezzor jusqu'à la ville de Deir Ezzor à l'été 2017 confirme ce que l'on savait déjà: l'unité filmée dispose d'un char T-72AV, d'un char T-72M1, mais aussi d'un char T-62M, de plusieurs véhicules blindés MT-LB (dont un modifié avec canon ZU-23), de véhicules légers Safir iraniens avec canon sans recul de 106 mm ou LRM Type 63, de nombreux technicals... L'infanterie dispose de plusieurs fusils anti-matériels AM 50. Les combattants afghans sont rapatriés en Iran par un C-130 iranien.

Liwa Fatemiyoun continue de subir des pertes en Syrie. Le 6 décembre 2018, un combattant est enterré en Iran. Le 13 décembre 2018, un Afghan décédé est également enterré dans la province de Téhéran. Le 27 décembre 2018, un Afghan tué en Syrie est enterré à Mashhad. En janvier 2019, cinq combattants de la Fatemiyoun sont aussi enterrés à Mashhad, en Iran.

Ainsi, alors que les opérations plus conventionnelles contre l'Etat islamique sont terminées depuis une bonne année, Liwa Fatemiyoun reste à la fois déployée dans l'est syrien, près de la frontière irakienne, combattant encore ponctuellement l'EI autour de Deir Ezzor, Mayadin et al-Boukamal, mais également dans l'ouest, au sein de la province de Hama, probablement autour de la dernière enclave rebelle et djihadiste. On se rappelle que Liwa Fatemiyoun avait été engagée sur le front de Hama après l'offensive rebelle/djihadiste de mars 2017: elle y est donc restée. Il est probable que la formation utilise également son camp de base historique au sud d'Alep, et peut-être a-t-elle d'autres installations ailleurs, notamment à Damas. Le schéma d'implantation, avec au moins trois unités (Deir Ezzor – Hama – Damas) correspond assez à celui aperçu ces dernières années. Liwa Fatemiyoun reste donc bien un outil entre les mains des Gardiens de la Révolution pour leur projection en Syrie.

Voir:

Forces spéciales russes secrètes en Syrie: le détachement Zaslon

Bataille de Palmyre: un soldat du régime raconte la débâcle de l'armée syrienne face aux djihadistes de Daech

Bataille de Mossoul: Saraya al-Khorasani, la milice chiite soutenue et armée par l'Iran

Tous les articles de Matteo Puxton à retrouver en cliquant ici

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