Territoires du Nord ou îles Kouriles : la nostalgie de vieux Japonais

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Par Miwa SUZUKI - Nemuro (Japon) (AFP)
Publié le 02 novembre 2018 - 11:48
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Kimio Waki, ancien résident de Kunashiri, pris en photo devant l'île où il vécu, le 10 octobre 2018 à l'observatoire de Rausu dans le nord du Japon
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© Kazuhiro NOGI / AFP
Kimio Waki, ancien résident de Kunashiri, pris en photo devant l'île où il vécu, le 10 octobre 2018 à l'observatoire de Rausu dans le nord du Japon
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Yoi Hasegawa se rappelle comme si c'était hier ces soldats soviétiques qui, il y a plus de 70 ans, firent irruption dans sa maison d'une petite île au nord du Japon et essayèrent d'emmener sa grande soeur.

Mis en joue par les trois hommes, son père fit alors bouclier devant ses filles en criant: "seulement quand vous m'aurez tué!". Les soldats partirent.

"J'ai cru que nous allions tous mourir", dit Mme Hasegawa de ce jour de l'été 1945, peu après la capitulation du Japon.

L'Armée rouge envahit alors la longue chaîne des Kouriles qui s'égrène en arc entre la presqu'île russe du Kamtchatka au nord et la grande île japonaise de Hokkaido au sud.

Dans cet archipel, quatre îles, Shikotan, Etorofu, Kunashiri et Habomai (cette dernière est en fait un petit groupe d'îlots), appelées Territoires du Nord par Tokyo, Kouriles du Sud par les Russes, sont revendiquées par le Japon et n'avaient jamais appartenu à la Russie. Avant les Japonais, elles étaient occupées par le peuple autochtone Aïnou.

Yoi Hasegawa et sa famille seront finalement chassées un an plus tard environ. Elle avait 13 ans, elle en a 86 et garde encore le doux souvenir de son enfance à Etorofu.

Aujourd'hui, l'espoir s'éteint pour elle et ses contemporains de retourner vivre sur les lieux.

- Des îles, un traité -

Ce sont ces quatre îles les plus au sud qui empêchent encore de nos jours la signature d'un traité de paix entre Tokyo et Moscou.

Soixante pour cent des 17.000 habitants qu'elles comptaient à la fin de la guerre sont depuis décédés et l'âge moyen des survivants est de 83 ans.

Après l'invasion soviétique, le père de Kimio Waki avait enterré dans un pot à Kunashiri des documents, pour les retrouver lorsqu'il reviendrait s'installer. Il n'a jamais vécu ce moment et son fils, maintenant âgé de 77 ans, se dit qu'il en sera de même pour lui.

Il avait quatre ans et se souvient très bien. "De grands hommes que je n'avais jamais vus, mitraillettes en mains, sont entrés dans la maison et ont saccagé l'une après l'autre les pièces (...), j'étais pétrifié de peur".

Le garçonnet se fera des amis parmi les enfants soviétiques, mais il sera expulsé trois ans plus tard avec des centaines de Japonais, certains regroupés sur une grande planche surmontée d'un filet de pêche et déposés sans ménagement sur un cargo.

"Nous ressemblions à des espadons. On ne nous a pas traités comme des humains", raconte M. Waki.

Près d'une décennie après, en 1956, un Premier ministre japonais, Ichiro Hatoyama, se rendait en Union soviétique pour la première fois. Les relations diplomatiques étaient rétablies et l'URSS devait céder Habomai et Shikotan une fois la paix signée. Cette proposition resta lettre morte.

Récemment, les efforts diplomatiques pour résoudre ce conflit territorial ont semblé s'intensifier.

Le président russe Vladimir Poutine a proposé en septembre la signature d'un traité de paix "sans conditions préalables", une proposition rejetée par Tokyo. Le Premier ministre Shinzo Abe, qui a déjà tenu plus de 20 sommets avec la Russie, doit le rencontrer à nouveau cette année.

Tokyo considère que les quatre îles sont "une partie inhérente du territoire du Japon, jamais détenue par un pays étranger", selon une déclaration affichée sur le site internet du ministère des Affaires étrangères.

- "Si près, si loin" -

"Pour la partie russe, elles appartiennent de droit à la Russie en tant que vainqueur de la Seconde guerre mondiale et sont une compensation partielle des sacrifices énormes du peuple russe dans ce conflit", note James Brown, spécialiste de ce différend à l'université Temple de Tokyo.

Moscou avance aussi que les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient, lors de la conférence de Yalta en février 1945, promis au dirigeant soviétique Staline les îles en échange de son entrée en guerre contre le Japon.

Stratégiquement, le contrôle de ces îles assure aux navires de guerre et sous-marins de la Flotte russe du Pacifique un accès permanent à l'Océan Pacifique grâce à un détroit dont les eaux ne gèlent pas en hiver.

Désormais pour les anciens habitants, "il reste trop peu de temps", constate Masatoshi Ishigaki, maire de la ville de Nemuro, proche de Shikotan et Habomai. Son collègue de Rausu, Minoru Minatoya, voit un espoir de progrès dans les échanges "sans visa" mis en place en 1992, les visites d'anciens habitants sur les tombes de leurs ancêtres.

Les deux pays négocient également des projets économiques sur les îles dans les domaines de la pêche, de l'agriculture, de l'énergie éolienne, du tourisme.

"Il est peu probable que les projets économiques permettront au Japon de reprendre le contrôle des îles. La position russe est ferme: les Kouriles sont russes", estime Alexandre Gabouev, directeur du programme Asie-Pacifique au centre moscovite Carnegie.

Ainsi, l'île où a grandi Yoi Hasegawa, d'où une flotte de navires japonais partit attaquer Pearl Harbor à Hawaï en 1941, s'appelle en russe Itouroup. Elle n'est plus pour elle que le souvenir de promenades à cheval sur la plage, des troncs d'arbres transportés par traîneau dans le froid mordant.

M. Waki, lui, voit Kunashiri depuis sa ville de Rausu: "Si près, si loin à la fois", souffle-t-il.

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