Avec les "jeepneys", c'est tout un art qui disparaît aux Philippines

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Par Cecil MORELLA - Manille (AFP)
Publié le 28 janvier 2019 - 07:15
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Deux jeepneys bariolés dans une rue de Manille, le 17 janvier 2019 aux Philippines
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© Noel CELIS / AFP
Deux jeepneys bariolés dans une rue de Manille, le 17 janvier 2019 aux Philippines
© Noel CELIS / AFP

Ils font partie du paysage philippin depuis des décennies, mais les "jeepneys", trop polluants, sont aujourd'hui voués à la casse. Et ces dinosaures de l'asphalte emportent avec eux les centaines d'artistes qui gagnaient leur vie en les customisant.

S'ils portent tous de multiples cicatrices d'autant d'accrochages sur les routes de l'archipel, ces singuliers minibus sont aussi et surtout des oeuvres d'art roulantes, avec leurs peintures extraordinaires, leurs lumières disco ou leurs jantes chromées.

Bernardo de la Cruz, 65 ans, ne compte plus le nombre de "jeepneys" qu'il a décorés, en 45 ans de carrière. Mais aujourd'hui, son atelier de Manille est désespérément vide.

En cause, la décision du gouvernement de se débarrasser progressivement de ce mode de transport, en raison de ses piètres performances en termes de pollution et de sécurité routière.

"C'est un acte de trahison contre les Philippins", dénonce ce veuf qui est un des derniers artistes customisant les "jeepneys", alors qu'il y en avait autrefois des centaines sur le marché. Dans les années 1980, Bernardo comptait jusqu'à 80 minibus à décorer chaque mois dans son carnet de commandes. Il n'en a plus aujourd'hui qu'un ou deux.

Naguère considérés comme les "Rois de la route", ces véhicules sont un symbole culturel de Manille et des Philippines, au même titre que les taxis jaunes de New York. Depuis des décennies, ils sont aussi pour des millions d'habitants un mode de transport bon marché et prisé.

"C'est un produit exclusivement philippin", abonde Bernardo de la Cruz. "Nous sommes nés avec."

- Ils ont inspiré Louboutin -

Construits au départ avec les jeeps laissées derrière eux par les Américains après la guerre, les "jeepneys" sont effectivement une invention philippine: un toit ajouté et à l'intérieur, deux bancs parallèles.

Dans le cadre d'un plan gouvernemental, les véhicules de 15 ans et plus doivent être remplacés d'ici l'année prochaine par des "éco-jeepneys", véhicules électriques ou équipés de moteurs diesel moins polluants.

En terme de confort, les nouveaux minibus constitueront un indéniable progrès puisqu'ils seront climatisés, avec des portes et des sièges individuels, et assez grands pour permettre aux passagers de s'y tenir debout.

Ils seront produits à la chaîne, et non plus, comme les actuels "jeepneys", arrangés dans de petits ateliers selon les desiderata de leurs fiers propriétaires.

C'est pourtant cette diversité qui a contribué à la célébrité des "jeepneys" traditionnels, et à ce qu'ils soient un objet immédiatement identifiable de la culture philippine.

A tel point que le créateur français Christian Louboutin a lancé l'an dernier une ligne de sacs à main bariolés s'inspirant directement de ces véhicules. Et c'est aussi un "jeepney" qu'Ikea a choisi de repeindre à ses couleurs -- jaune et bleu-- pour annoncer l'ouverture d'un magasin aux Philippines.

"C'est un des objets les plus représentatifs de notre art populaire moderne", explique le designer de Manille Bernie Sim, auteur en 2014 d'un ouvrage consacré à l'art des jeepneys.

Mais leurs jours sont comptés depuis longtemps, notamment pour des raisons environnementales et parce que leurs chauffeurs ignorent superbement le code de la route.

En 2003, le gouvernement avait limité à 175.000 le nombre de licences de jeepneys. Depuis lors, on n'a construit des "jeepneys" que pour remplacer ceux partant à la casse.

- "Nous sommes les derniers" -

A Manille, les services de covoiturage les ont concurrencés à partir de 2014.

Et le président philippin Rodrigo Duterte a estimé en 2017 que les "jeepneys" devaient s'adapter ou disparaître.

"Nous sommes les derniers", explique l'artiste Vic Capuno, 52 ans, dont l'atelier se trouve à San Pablo, une localité au sud de Manille. "Ils ont tous arrêté de créer des jeepneys".

MM. Capuno comme De la Cruz disent connaître moins d'une dizaine d'artistes oeuvrant encore sur ce terrain.

"Avec les +jeepneys+, c'est un pan de la culture philippine qui va disparaître", prédit M. De la Cruz, un autodidacte qui n'a mis sa griffe que sur neuf véhicules en 2018. Il est le dernier peintre de Sarao Motors, jadis le plus grand constructeur de jeepneys des Philippines.

M. Capuno, lui, est dessinateur de formation et s'est lancé dans la peinture de jeepneys en 1987. Il travaille avec un collègue sur trois à quatre véhicules par mois dans leur atelier d'Amak Motors.

Vic Capuno a le sourire aux lèvres quand il voit ses oeuvres - parfois inspirées des héros préférés de ses clients ou de designs observés dans des magazines - sur des jeepneys cahotant sur les routes de campagne.

M. De la Cruz aime pour sa part les paysages ruraux et puise son inspiration chez les peintres philippins Carlos Francisco et Fernando Amorsolo. Ses oeuvres racontent notamment l'urbanisation très rapide de Las Pinas, quartier du sud de Manille où il vit et travaille, naguère une zone de marais salants et de production agricole.

M. De la Cruz s'est partiellement reconverti dans la peinture de devantures de magasins. M. Capuno s'est lancé dans les T-shirts sérigraphiés.

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