Khodjaly, 30 ans après le massacre du 26 février 1992 : quelle mémoire ?

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Jean-Emmanuel Medina, pour FranceSoir
Publié le 26 février 2022 - 17:21
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Mémoire massacre Khodjaly Arménie
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TOFIK BABAYEV / AFP
Des personnes assistent à un rassemblement le 26 février 2017 dans la capitale Bakou, pour marquer le 25e anniversaire du massacre de Khojaly au Karabagh en 1992.
TOFIK BABAYEV / AFP

TRIBUNE — En 1987 alors que l’Union soviétique vit ses dernières années, le premier conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie débute par l’expulsion injustifiée de 250 000 civils azerbaïdjanais d’Arménie. En 1993, à l’issue du premier conflit arméno-azerbaidjanais, le Karabakh, région appartenant à l’Azerbaïdjan, passe sous contrôle arménien.

Le 27 septembre 2020, les hostilités reprenaient dans la région. Pour la seconde fois de leur histoire moderne, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontèrent. Finalement, après 44 jours de combats intenses, le 10 novembre 2020 un accord de cessez-le-feu tripartite est signé par le Président de la République d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, le Premier ministre de la République d’Arménie Nikol Pachinian et le Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine. Cet accord historique marque un véritable tournant, car il rétablit pratiquement une situation qui existait avant la première guerre des années 1990.

La guerre ayant pris fin, c’est au tour du recueillement d’imposer son rythme, ses courts discours et ses longs silences. Vient ensuite le temps de la paix laquelle se construit durablement si un bilan précis et dépassionné est réalisé par les belligérants. Parmi tous les morts comptabilisés sur le champ de bataille des deux conflits arméno-azerbaïdjanais, il est des morts dont la mémoire résonne davantage. Trente ans après le terrible évènement, l’Azerbaïdjan rend hommage aux martyres de la ville de Khodjaly.

La ville de Khodjaly : entre intérêt stratégique et symbolique

La ville de Khodjaly présentait une importance stratégique dans le conflit, car elle était considérée comme un obstacle à l’expansion territoriale arménienne. Traversée par une voie longeant les montagnes sur un axe légèrement décalé Nord/Sud sur la route de Shusha entre Khankendi et Agdam en passant par Askeran, Khodjaly était un centre important dans le transport ferroviaire et disposait du seul aéroport de la région. Les forces militaires arméniennes devaient prendre la ville de Khodjaly laquelle n’était que faiblement défendue faute de possibilités. L’annonce par radio aux autorités azerbaïdjanaises de Khodjaly quelques jours avant l’attaque et l’exhortation des populations civiles d’évacuer la ville montre que l’Arménie ne souhaitait pas simplement gagner la guerre contre l’Azerbaïdjan, elle voulait capturer les villes et expulser, à mesure de la progression de ses forces militaires, des milliers d’Azerbaïdjanais installés et vivant en parfaite harmonie avec les autres populations sur place.

Aucun observateur étranger, ni même l’Azerbaïdjan, ne pouvaient imaginer que les forces militaires arméniennes se comporteraient de manière à enfreindre toutes les règles de droit international en matière de conflits armés internationaux. Par ailleurs, il était fondamental pour l’Azerbaïdjan que les civils demeurent sur son territoire, car la question qui opposait les deux camps était liée à la souveraineté sur la région. Vidée de sa population historique azerbaïdjanaise, il aurait été ensuite plus facile pour l’Arménie d’occuper le Karabakh puis avec le temps, de coloniser l’espace afin d’intégrer durablement, dans son projet de « grande Arménie », le territoire conquis.

Déroulement de l’attaque : une nuit effroyable

Khodjaly comptait 6 300 habitants, composée d’une population azerbaïdjanaise, avec des Turcs meskhètes réfugiés d’Asie centrale au début des années 1990. Pendant la première guerre arméo-azerbaidjanaise, Khodjaly fut soumise à plusieurs reprises au bombardement et au blocus. Sans électricité, ni gaz, ni eau, elle était défendue par les forces locales azerbaïdjanaises composées d'environ 160 hommes légèrement armés. Dans la nuit 25 au 26 février 1992, Khodjaly devient l’épicentre du conflit arméno-azerbajanais en subissant un massacre unique dans l’histoire moderne de la région du Caucase. Encerclée par les forces arméniennes, la ville de Khodjaly va subir le martyre.

Le massacre a eu lieu lors du retrait progressif des quelques forces militaires et des civils souhaitant trouver refuge dans les territoires limitrophes sous contrôle azerbaïdjanais. La fureur des forces militaires belligérantes s’abat ensuite sur des dizaines de familles restées dans leur maison. Dans les premières heures de l’assaut, 63 enfants, 106 femmes et 70 personnes âgées seront tuées. Au total selon le bilan officiel des autorités azerbaïdjanaises, 613 civils sont massacrés, les forces d'invasion blessent 1 000 civils et prennent 1 275 personnes en otage. La violence de certains soldats s’exercera sur 56 personnes dont les corps laisseront apparaître une cruauté particulière : brûlés vifs, scalpés, décapités, morts avec les yeux crevés, et femmes enceintes tuées poignardées à la baïonnette dans l'abdomen. Fait particulièrement marquant, six familles seront totalement décimées, 26 enfants ont perdu leurs deux parents, 130 enfants ont perdu au moins un de leurs parents dans ce terrible massacre et 150 personnes de Khodjaly sont toujours portées disparues. Trois décennies après, les victimes survivantes du massacre de Khodjaly sont encore hantées par cette nuit effroyable.

Commémoration et reconnaissance du massacre à travers le monde

Vécu comme un traumatisme national, le massacre de Khodjaly est commémoré partout en Azerbaïdjan avec dévotion et également en Turquie où de nombreuses localités ont élevé des monuments en hommage aux victimes.

Depuis les années 2010, de nombreux pays ont édifié des monuments commémoratifs. Les Pays-Bas, dans la ville de La Haye le 24 février 2008, ont édifié le premier monument commémoratif en dehors de l’Azerbaïdjan. En Allemagne, le mémorial du massacre de Khodjaly se situe près de la bibliothèque Gottfried Benn à Steglitz-Zehlendorf. Son édification le 30 mai 2011 a donné lieu à une controverse, notamment en raison de la diaspora arménienne, mais le monument composé de trois figures abstraites en bronze, symbolisant un père, une mère et un enfant, à savoir la composante universelle d’une famille a contribué à apaiser les tensions et à édifier le symbole d’un avenir radieux et pacifique. En Bosnie-Herzégovine, le 24 février 2012, un mémorial des victimes du massacre a été dévoilé à Sarajevo, ville hautement symbolique pour avoir également subi la tragédie de la guerre. Au Mexique, le 23 août 2012 un monument a été inauguré sur la place Tlaxcoaque de Mexico, modifiant le nom de la place en « Plaza Tlaxcoaque-Memorial Jodyali ». En février 2016, Israël rend hommage aux victimes en édifiant un jardin commémoratif dans la forêt de Chaim Weizmann dans laquelle 613 arbres ont été plantés en mémoire de tous ceux qui ont été massacrés.

De nombreux États comme la Bosnie-Herzégovine, la République tchèque, la Slovénie, la Jordanie, la Colombie, l’Indonésie, la Panama, la moitié des États américains, ont reconnu le dramatique événement de Khodjaly. Qu’en est-il de la France ? Pourquoi la France n’a-t-elle toujours pas reconnu les souffrances endurées à Khodjaly ?

Si la France semble avoir une position officiellement pro-arménienne, Paris a voté sans protestation ni réserve les quatre résolutions mettant en cause fermement l’Arménie lors du premier conflit (résolutions 822, 853, 874 et 884 du Conseil de sécurité). La France s’est toujours rangée du côté du droit international quand il était question du conflit arméno-azerbaidjanais, de facto et de jure pour que la souveraineté des États soit préservée. Dans la mesure où l’existence du massacre de Khodjaly semble assumée en Arménie, il serait temps que Paris mette des mots aux souffrances de Khodjaly.

Qualification de l’événement et responsabilité des décisionnaires

Les maux endurés par Khodjaly le 26 février 1992, constituent une violation d’un grand nombre de textes internationaux. Dans les résolutions adoptées en 1993, en réponse à l'usage illégal de la force contre l'Azerbaïdjan et à l'occupation de ses territoires, le Conseil de sécurité a fait spécifiquement référence aux violations du droit international humanitaire qui protège les personnes non-combattantes (les civils, les personnes soignantes ou membres d'organisations humanitaires) ainsi que celles qui ne peuvent plus prendre part aux hostilités (les blessés, les malades et les naufragés, les prisonniers de guerre). Ces résolutions font directement référence au déplacement d'un grand nombre de civils en Azerbaïdjan, aux attaques contre ces mêmes civils et aux bombardements de zones habitées en Azerbaïdjan. Dans un arrêt du 22 avril 2010, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle en référence directe au terrible événement de Khodjaly « qu'il est essentiel dans une société démocratique qu'un débat sur les causes d'actes d'une particulière gravité pouvant constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité puisse se dérouler librement ».

Pourquoi un tel débat n’a pas eu lieu, ni dans le Caucase, excepté en Azerbaïdjan, ni au sein des organisations internationales ? La perspective d’avoir à identifier précisément les responsables du massacre de Khodjaly est sans doute l’obstacle majeur à un débat sur le fond. L’exécutif de la République d'Arménie aux affaires dans les années 1990 pourrait être reconnu coupable de violations graves du droit international humanitaire au travers d’actes commis par les forces militaires déployées sur le théâtre des opérations. La violation du droit de la guerre ou « jus in bello » par la partie arménienne durant la première guerre arméno-azerbaidjanaise comprend sans s'y limiter : les attaques aveugles, le meurtre de civils, la prise et la détention d'otages, les mauvais traitements et l'exécution sommaire de prisonniers de guerre et d'otages. À lui seul, le massacre de Khodjaly rassemble toutes ces violations.

L’idée de la mise en place d’un tribunal spécial chargé de juger des crimes de guerre fait sens au regard de l’histoire, mais se heurte à la réalité des relations internationales et du mode d’adoption des décisions par le Conseil de sécurité. L’article 27 § 3 de la Charte des Nations Unies donne aux membres permanents un pouvoir de blocage important. La pratique du Conseil de sécurité démontre pleinement cette réalité qui s'est également exercée dans le cadre du conflit arméno-azerbaïdjanais des années 1990. La création d’un tribunal spécial n’est donc pas d’actualité, bien que la mémoire des 613 morts de Khodjaly justifie que justice soit rendue et que l’histoire se souvienne de la souffrance des victimes ainsi que de leurs familles.

L'auteur, Jean-Emmanuel Medina, est docteur en droit et avocat au barreau de Strasbourg.

Voir la réponse : Réponse à une tribune sur les Azéris

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