Ukraine : l'appel outre-tombe du général de Gaulle

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Alain Tranchant, pour FranceSoir
Publié le 09 mars 2022 - 18:32
Mis à jour le 11 mars 2022 - 17:19
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L'Avis Tranchant d'Alain
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L'alliance oui, le protectorat non.
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CHRONIQUE — En écrivant que "l'odeur du monde a changé" le 24 février, je n'avais pas le sentiment d'abuser du propos de Georges Duhamel. Chacun mesure aujourd'hui le "déchaînement de massacres et de ruines" qui résulte de la guerre en Ukraine.

En effectuant un rapprochement avec l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 par les troupes du pacte de Varsovie, afin de mettre un terme au printemps de Prague engagé par Alexander Dubcek, je prenais le risque de surprendre. Je sortais des lieux communs sur la crainte inspirée à la Russie par la perspective d'une adhésion de l'Ukraine à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), alors même que "la frontière occidentale est celle qui a le plus obsédé les dirigeants tsaristes puis soviétiques, car bien des influences jugées néfastes venaient d'Europe et il fallait s'en prémunir par une frontière épaisse", suivant l'historienne Sabine Dullin.

Si j'ai choisi délibérément de situer mon propos dans cette perspective historique, qui nous ramène au 20ème siècle, c'est pour rappeler le rôle qui a, alors, été joué par la France, sous la direction du général de Gaulle.

Je n'ai d'ailleurs pas été le seul à établir cette comparaison. C'est Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro, qui écrivait dans son éditorial du 25 février : "Comme la Hongrie en 1956, comme la Tchécoslovaquie en 1968, le peuple ukrainien (...) voit à nouveau se refermer sur lui la poigne de son puissant voisin". C'est Jean-Luc Mélenchon qui évoquait dimanche, dans son meeting de Lyon, ces hommes qui à Prague montaient sur les chars soviétiques comme le font à leur tour les Ukrainiens. Et, c'est lui qui déclarait que "tout doit être repensé avec le souci de n'accepter ni l'escalade militaire, ni l'escalade diplomatique". Pour ma part, je garde le souvenir ému de l'étudiant Jan Pallach s'immolant par le feu sur la place Venceslas à Prague, le 16 janvier 1969. C'est aussi Éric Zemmour qui déclarait à Toulon : "Le général de Gaulle nous l'a appris : toute défense doit être nationale", et nous ne devons "jamais être inféodés à qui que ce soit".

"Le droit suprême de disposer des autres"

Au cours de ce même week-end des 5 et 6 mars, le porte-parole de l'ambassade de Russie à Paris donnait une interview à LCI, dans laquelle il exprimait son regret de la chute de l'Union soviétique. Il n'allait pas, cependant, jusqu'à souhaiter que la Russie retrouve une partie des territoires sur lesquels elle avait fait valoir, depuis 1945 et le partage de Yalta (en Ukraine !), "le droit suprême de disposer des autres" suivant le mot du général de Gaulle. En ce sens, M. Makogonov était fidèle à la doctrine de Poutine : "Celui qui ne regrette pas l'Union soviétique n'a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n'a pas de tête".

Alors, en ces temps de campagne présidentielle, où les références à de Gaulle sont monnaie courante — quel hommage, alors qu'il a disparu il y a plus d'un demi-siècle ! — il n'est pas inutile de revenir aux sources de la Vᵉ République, et de se remémorer l'action d'une France aux mains libres dans une époque où, "par entente calculée de Washington et de Moscou", "deux puissances, déjà rivales, s'attribuaient d'office, chacune d'un côté de la ligne de démarcation qu'ensemble elles avaient tracé à leurs troupes" le contrôle des États et de leur politique.

Dans les années 1960, au lendemain de la guerre d'Algérie (le soixantième anniversaire des accords d'Évian va intervenir dans les prochains jours), le général de Gaulle a pu donner à la politique étrangère de la France un tour nouveau, marqué du sceau de l'indépendance nationale. Une indépendance qui reposait sur une économie en expansion, des budgets en équilibre, et une monnaie solide (à la fin de cette décennie, les contrats internationaux se négociaient aussi bien en francs qu'en dollars). Il n'est qu'un simulacre de souveraineté pour un pays lourdement endetté, et qui dépend de prêteurs étrangers pour assurer ses fins de mois.

En donnant pour titre à cette tribune "Ukraine : l'appel outre-tombe du général de Gaulle", je souhaite montrer à quel point le discours que tenait le général de Gaulle, il y a désormais plus de cinq décennies, aussi bien à propos de l'invasion de la Tchécoslovaquie que de la guerre du Viêt Nam, est d'une saisissante actualité pour mettre un terme rapide à la guerre en Ukraine.

Dans la conférence de presse qu'il donne le 9 septembre 1968, le Général termine sa rencontre avec les journalistes de la presse nationale et internationale en répondant à cette question : "Les évènements de Tchécoslovaquie doivent-ils modifier la politique de la France vis-à-vis de l'Est européen ?". À Phnom-Penh, deux ans auparavant, le 1er septembre 1966, reçu par Norodom Sihanouk, de Gaulle avait fixé la position de la France sur la guerre du Viêt Nam dans le Complexe sportif national qui réunissait 100 000 Cambodgiens. Dans l'une et l'autre circonstances, les paroles du premier président de la Vᵉ République fixent une ligne politique ferme, mais en aucune façon agressive, vis-à-vis des grandes puissances qui violent les règles du droit international.

L'alliance oui, le protectorat non

À Paris, le Général souligne d'abord que si la France adhère à l'alliance, elle refuse en revanche le protectorat américain. Il lui en a d'ailleurs coûté lors de la construction de sa force de frappe nucléaire, menée en toute liberté par rapport aux États-Unis. "Depuis 1958, nous, Français n'avons pas cessé de travailler à mettre un terme au régime des deux blocs. C'est ainsi que, tout en pratiquant d'étroites relations avec les pays de l'Ouest européen (...) nous nous sommes progressivement détachés de l'organisation militaire de l'OTAN qui subordonne les Européens aux Américains (...). En même temps, nous avons renoué avec les pays de l'Est, et d'abord avec la Russie (...). Par là, nous donnions à comprendre au grand peuple russe, dont au long de l'Histoire le peuple français, par raison et par sentiment, estime qu'il est son ami désigné, que l'Europe tout entière attend autre chose et beaucoup mieux que de le voir s'enfermer et enchaîner ses satellites à l'intérieur des clôtures d'un totalitarisme écrasant".

Il poursuivait : "Les évènements dont la Tchécoslovaquie vient d'être le théâtre et la victime à l'intérieur du bloc communiste nous apparaissent comme condamnables (...). Le retour à la soumission exigé et obtenu des dirigeants de Prague par une intervention armée (...) étale à nos yeux le maintien du bloc de l'Est et, par là, celui du bloc de l'Ouest dans ce qu'ils ont de plus contraire à ce qui est dû à l'Europe".

Jugeant sa politique de détente, d'entente et de coopération "conforme aux profondes réalités européennes, momentanément contrariée", le général de Gaulle concluait : "À moins qu'on en vienne à changer, par un nouveau conflit mondial, toutes les données des problèmes, l'évolution se poursuivra inéluctablement. Il est, en effet, trop tard pour que la domination étrangère puisse acquérir, où que ce soit, l'adhésion des nations lors même qu'elle a conquis leur territoire".

Voir aussi : "Il faut une médiation pour arrêter ce bain de sang": Andrey Kortunov propose Angela Merkel

Charles de Gaulle rappelle que la France s'est dotée "des moyens voulus pour rester elle-même et survivre quoi qu'il arrive". Il indique que la France "continuera à travailler partout, et d'abord sur notre continent pour l'indépendance des peuples et la liberté des hommes". En somme, il condamne l'intervention soviétique à Prague, mais il n'insulte pas l'avenir. On ne l'entend pas parler de sanctions, et moins encore de guerre économique et financière contre ce qu'il appelait déjà la Russie, et non l'Union soviétique, la Russie étant appelée, selon lui, à boire le communisme comme le buvard boit l'encre.

Il n'y a pas, alors, deux poids deux mesures. Ce qui s'applique à l'hégémonie soviétique vaut pour l'impérialisme américain. C'est le sens du discours du Général lors de son voyage au Cambodge, qui marque profondément les esprits dans le monde entier.

Un accord politique pour rétablir la paix

"On voit, proclame-t-il à Phnom-Penh, l'autorité politique et militaire des États-Unis s'installer à son tour au Viêt Nam du Sud et, en même temps, la guerre s'y ranimer sous la forme d'une résistance nationale (...). La position de la France est prise. Elle l'est par la condamnation qu'elle porte sur les actuels évènements. Elle l'est par sa résolution de n'être pas (...) automatiquement impliquée dans l'extension éventuelle du drame et de garder, en tout cas, les mains libres".

Et de poursuivre : "La France considère que les combats qui ravagent l'Indochine n'apportent aucune issue (...). Pour longue et dure que doive être l'épreuve, la France tient pour certain qu'elle n'aura pas de solution militaire. À moins que l'univers ne roule vers la catastrophe, seul un accord politique pourrait donc rétablir la paix". Le Général en fixe l'objet et les signataires. "L'accord aurait pour objet d'établir et de garantir la neutralité des peuples de l'Indochine et leur droit de disposer d'eux-mêmes (...). Les contrac​tants seraient donc les pouvoirs réels qui s'y exercent et, parmi les autres États, tout au moins les cinq puissances mondiales". Cet "arrangement international" organisant la paix, a toutefois un préalable : "L'ouverture d'une aussi vaste et difficile négociation dépendrait, évidemment, de la décision et de l'engagement qu'aurait auparavant voulu prendre l'Amérique, de rapatrier ses forces dans un délai convenable et déterminé".

Pour conclure, il affirme qu'aux yeux de la France, il n'existe aucune autre solution, "sauf à condamner le monde à des malheurs grandissants". Et, s'adressant aux Américains, il leur dit que mettre un terme aux combats et en venir à la négociation n'a "rien, en définitive, qui puisse blesser leur fierté, contrarier leur idéal et nuire à leurs intérêts".

Ainsi, ce qui vaut pour la Russie s'applique également à l'Amérique. En ce temps-là, la France se fait le champion du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, "au nom de son expérience et de son désintéressement".

Il n'est aujourd'hui que de substituer aux mots Tchécoslovaquie et Viêt Nam celui d'Ukraine pour voir combien ce discours garde toute sa force et toute sa vérité en ce mois de mars 2022. C'est à Paris qu'a fini par aboutir la négociation entérinant la fin de la guerre du Viêt Nam. Membre permanent du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU), la France doit prendre l'initiative d'une conférence sur la sécurité en Europe et, pourquoi pas, suggérer que cette négociation qui mettrait un terme aux combats en Ukraine, se tienne à Paris ?

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