Comment l’Ukraine est devenue un pion américain

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Jean Neige, France-Soir
Publié le 08 avril 2023 - 21:00
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Exposition Kiev
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Jean Neige
Photo exposée à l'aéroport de Kiev, en 2016. Référence à la bataille d'Iwo Jima
Jean Neige

« Être un ennemi de l’Amérique peut être dangereux, mais être un ami est fatal. »  - Henry Kissinger (1) 

TRIBUNE/OPINION - L’importance de l’Ukraine pour les États-Unis ne peut pas être comprise sans la remettre en perspective dans la relation américano-russe. L’article qui suit vise à mieux comprendre le dessous des cartes de la guerre russo-ukrainienne, et le rôle crucial des États-Unis dans la montée des tensions, via sa prise de contrôle effective de l’Ukraine, afin de pouvoir mener une guerre par procuration contre la Russie.   

Dès le début du XXème siècle, l’un des fondateurs de la géopolitique, Harold MacKinder, avait théorisé : « qui contrôle l’Europe de l’est contrôle la zone-pivot de d’île-monde (la masse continentale eurasienne et africaine). Qui contrôle l’île-monde contrôle le monde. »  

Après la Première guerre mondiale, ses théories aidèrent à créer un ensemble d’États entre l’Allemagne et la Russie, pour empêcher que l’une de ces deux puissances ne contrôle cette zone-tampon. Mais la deuxième guerre mondiale vit ces deux rivaux se disputer à nouveau cette zone stratégique, pour arriver finalement à son contrôle effectif par l’URSS, au grand dam des Occidentaux.  

À la chute de l’Union soviétique, cette zone-tampon redevenait « disponible ». Les anciens pays du Pacte de Varsovie aspiraient à rejoindre le camp occidental. Malgré les promesses faites à Gorbatchev, ils furent progressivement tous inclus dans l’OTAN et l’UE. Cette dernière se retrouvait dès lors de plus en plus sous l’influence de l’Oncle Sam, notamment grâce, ou à cause, de l’inclusion de la Pologne et des pays baltes qui renforçait le côté pro-américain et antirusse de cette même Europe. 

Les États-Unis s’étant retrouvés sans rivaux dès 1991, leur priorité stratégique consistait à préserver leur hégémonie dans tous les domaines, militaire, économique, technologique, culturel, en empêchant l’émergence de compétiteurs sérieux. Dans le monde, seules trois puissances, toutes en Eurasie, pouvaient menacer à terme l’hégémonie américaine : l’Union Européenne, la Russie et la Chine. La priorité de la politique étrangère américaine devait donc viser à contrer ces trois puissances : à contrôler l’UE, à empêcher la réémergence d’une Russie puissante, et à contenir la Chine.  

Il leur fallait aussi éviter un rapprochement d’au moins deux de ces trois puissances.  

Pour des raisons culturelles, géographiques et économiques, les deux puissances qui potentiellement avaient le plus de chances de s’allier étaient l’Union européenne et la Russie. Cette alliance potentielle était de plus complémentaire, la Russie apportant matières premières et énergie bon marché à une Europe développée qui en manquait, et qui pouvait vendre ensuite ses produits aux Russes.  

Le but de toute politique hégémonique américaine devait donc empêcher ce rapprochement. A titre d’exemple, George Friedman, géo-politologue américain déclarait le 3 février 2015 : « L'intérêt primordial des États-Unis - pour lequel, pendant un siècle, nous avons mené des guerres, première, deuxième guerre mondiale, guerre froide - est la relation entre l'Allemagne et la Russie, car, unies, elles sont la seule force qui pourrait nous menacer, et de s'assurer que cela n'arrive pas. » (2) 

Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi cela faisait des années que les États-Unis tentaient tout ce qu’ils pouvaient pour torpiller les gazoducs Nord Stream. Et ils ont profité de la guerre russo-ukrainienne pour mettre leur projet à exécution, sauf que d’après le journaliste Seymour Hersh, ex-prix Pulitzer, la décision de saboter les gazoducs fut prise dès décembre 2021 (voilà qui pose sérieusement question sur le déroulé des événements qui ont mené à l’invasion russe de l’Ukraine). L’Allemagne étant une des deux pierres angulaires de l’Union européenne, cette stratégie de la séparer de la Russie implique l’Europe entière.  

Selon Zbigniew Brzezinski, le penseur stratégique américano-polonais, l’Ukraine, état le plus peuplé et le plus puissant de l’ex-URSS après la Russie, était alors « l’état pivot » qui demeurait entre l’Occident et cette même Russie.  

Pour lui, elle était un fruit à saisir, pour la séparer définitivement de la sphère d’influence russe, afin d’affaiblir le pays des anciens Tsars. La nouvelle nation ukrainienne était cependant profondément divisée entre l’ouest pro-occidental et ukrainophone, et l’est russophone et majoritairement russophile.  

En tentant coûte que coûte de faire passer l’Ukraine dans le camp occidental, les États-Unis savaient qu’ils provoquaient la Russie. De nombreux spécialistes américains, des géo-politologues éminents, des anciens ambassadeurs, avaient prévenu des risques de guerre que cela pouvait entraîner. À titre d’exemple, George Friedman déclarait en 2015 : « La Russie pense que les États-Unis ont l'intention de briser la Fédération de Russie. Pour la Russie, le statut de l'Ukraine est une menace existentielle, et les Russes ne peuvent pas lâcher prise. (…) Pour les Russes, leurs cartes ont toujours été sur la table. Ils doivent avoir, au moins une Ukraine neutre, pas une Ukraine pro-occidentale (3). » 

Dès lors, soit la Russie laissait faire, et les États-Unis réussissaient à rattacher le plus grand pays d’Europe de l’Est à leur empire, avec en ligne de mire directe la Fédération de Russie comme prochain objectif à affaiblir ou à faire tomber. Soit la Russie résistait, et cela créait un antagonisme encore plus fort entre le bloc occidental et cette même Russie, ce qui était aussi une victoire du point de vue américain.  

La guerre en cours, qui risque de creuser un fossé indépassable pour les décennies à venir, est un excellent résultat pour Washington. Ils ont savamment radicalisé et armé l’Ukraine jusqu’à en faire une menace intolérable pour la Russie, poussant ainsi cette dernière à attaquer son voisin avant qu’il ne soit trop fort et ne rejoigne l’OTAN. Cette agression provoquée est du pain béni pour unir l’Europe dans la propagande contre cet envahisseur « digne d’Hitler » qui ose transgresser l’ordre international.   

L’objectif de séparer durablement l’Allemagne et l’Europe de la Russie est donc atteint. La guerre permet de surcroit d’affaiblir deux grands rivaux stratégiques, par la rupture de leurs liens économiques et par l’effort de guerre imposé.  

Pour couronner le tout, les États-Unis obtiennent d’inonder l’Europe de leurs armements et de leur vendre du gaz liquéfié américain trois fois plus cher que le gaz russe. Mais l’essentiel est que ce soit du « Freedom gas », comme l’appellent les Polonais.  

Le seul bémol est que cette action, cette guerre savamment provoquée, a rapproché la Russie et la Chine. De plus, le reste du monde - hors de l’Occident et des quelques pays asiatiques où stationnent des troupes américaines - ne suit pas la politique de boycott du pays de Poutine, et cherche même à échapper à la domination du dollar. À terme, cela pourrait être fatal pour l’hégémonie américaine. Mais c’est un autre sujet.  

Cet article tente de mieux comprendre comment cette manipulation, cette prise de contrôle de l’Ukraine par les Américains a été opérée.  

Les origines du soutien américain au nationalisme ukrainien le plus dur 

L’influence américaine en Ukraine peut être tracée au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale. La CIA (dans la continuité de son ancêtre l’OSS) suivait le mouvement insurrectionnel ukrainien mené par les criminels de guerre Stepan Bandera et Mykola Lebed et décida de financer la continuation de leur rébellion après la fin de la guerre afin de déstabiliser l’Union soviétique.  

Cela fut fait à travers un programme appelé « Arerodynamics », qui était en liaison avec la Gehlen Organisation, dirigée par le général Gelhen, ancien chef du renseignement de la Wermarcht sur le front de l’est. Cette organisation allait devenir le BND, la « CIA » d’Allemagne de l’Ouest.  

Lebed, qui avait supervisé les pires massacres de l’UPA contre les civils polonais et juifs, était décrit dans les archives américaines déclassifiées en 1998 comme « un sadique bien connu et un collaborateur avec les Allemands».   

Mais il fut quand même recruté comme l’architecte de la propagande nationaliste ukrainienne que les États-Unis promouvaient à travers toute la diaspora et clandestinement en Ukraine. Comme l’écrit Cynthia CHUNG dans Strategic-culture.org : « L'un des bouchers les plus horribles de l'OUN/UPA a été chargé de façonner les cœurs et les esprits du peuple ukrainien autour de son identité nationaliste ».   

Cette période démontre que déjà, les Américains n’avaient pas d’états d’âme pour soutenir des criminels, tant que ces derniers servaient leurs intérêts. Et la vision que Lebed répandait mettait l’accent sur une conception raciale de l’identité ukrainienne, présentant les Ukrainiens comme les seuls dignes héritiers de la Rus de Kiev mythifiée, les Biélorusses et Russes étant considérés comme des imposteurs ne pouvant revendiquer le même héritage.

On comprend mieux aujourd’hui d’où viennent la radicalité du nationalisme ukrainien, le culte du sacrifice, et le culte de la personnalité de Bandera, ainsi que l’ignorance organisée des crimes de masse commis par son mouvement. Cette histoire a donc été réécrite et embellie par Lebed, avec l’assentiment de la CIA qui trouvait cela très utile, jusqu’à aujourd’hui.  

Après la défaite finale, en 1956, de l’UPA (l’armée insurrectionnelle ukrainienne fondée en 1942), la CIA, qui cherchait visiblement d’autres moyens d’agir, commanda une étude à l’Université de Georgetown pour savoir quels étaient les « facteurs de résistance » et les zones de l’Ukraine les plus favorables à « des actions des forces spéciales ».  

Le document finalisé en 1958 fut déclassifié en mai 2014, sauf sa dernière page. La cartographie du nationalisme ukrainien d’alors reste pertinente jusqu’à aujourd’hui.  

Parallèlement, Lebed, ayant appris à faire oublier son antisémitisme et ses crimes, reçut même la nationalité américaine en 1957. Il continuait à piloter le programme de la CIA visant à répandre l’idéologie du nationalisme ukrainien radical, défini comme « une arme de la guerre froide ». La couverture de cette activité était une ONG appelée Prolog Research and Publishing Association.  

Lebed prit sa retraite en 1975, mais continua à conseiller Prolog. Dans les années 80, Aerodynamics devint QRdynamics. Le programme prit fin officiellement seulement en 1991.  

En 1985, Lebed faillit être inquiété pour son passé de collaborateur nazi, mais la CIA le protégea une fois de plus. Il mourut en 1998 à 89 ans.  

Lorsque l’Ukraine devint indépendante, selon Scott Ritter, la CIA réactiva ses réseaux nationalistes pour être plus sûre de détacher l’Ukraine de la Russie, afin d’affaiblir cette dernière. Dans le Grand échiquier, Zbigniew Brzezinski (le "Kissinger Démocrate") évoquait « le penchant américain grandissant, surtout à partir de 1994, pour donner une priorité haute aux relations ukraino-américaines et à aider l’Ukraine à maintenir sa nouvelle liberté nationale », bien qu’ils savaient que cela était perçu par les Russes comme «une politique dirigée contre l’intérêt vital de la Russie » (4).   

L’écroulement d’un empire 

En 1991, les Russes n’étaient pas préparés à la soudaineté de la séparation de la république-sœur d’Ukraine. La question des frontières de l’Ukraine fut une question sensible, une question qui ne se posait pas de manière aussi délicate avec les autres anciennes républiques soviétiques. Des millions des Russes, et des terres colonisées par les Russes depuis 300 ans, se retrouvaient séparés de la mère-patrie du jour au lendemain.

Dans son discours du 21 février 2022, où il reconnut l’indépendance des républiques du Donbass, Vladimir Poutine avait évoqué longuement la responsabilité de Lénine dans la construction de l’Ukraine, en y ayant intégré le Donbass qui n’en avait jamais fait partie, et en adoptant une Constitution qui permettait la séparation des républiques socialistes soviétiques aussi facilement, ce qui signa 69 ans plus tard la fin de l’Union soviétique selon des frontières mal acceptées par les Russes qui se sentaient dépossédés injustement, par une sorte d’automatisme juridique, de terres peuplées de compatriotes. Brzezinski reconnaît ce fait et en déduit qu’il fallait agir vite pour soutenir l’Ukraine et rendre cette séparation irréversible.  

La première crise de la Crimée 

Comme l’a reconnu Hubert Védrine, le cas de la Crimée était même une aberration historique du point de vue russe. Avec la chute de l’URSS, les Criméens crurent voir venir une chance historique de retrouver la mère-patrie russe dont Khroutchev, un Ukrainien, les avait séparés en 1954.  

Dès janvier 1991, ils organisèrent un référendum pour obtenir leur autonomie au sein de l’Ukraine, un premier pas démocratique vers la séparation. Le 1er décembre 1991, l’Ukraine votait pour son indépendance de l’URSS à 92%, mais la Crimée seulement à 54%, avec un taux de participation de 60%.  

La Crimée ne cessa par la suite de s’octroyer les attributs d’un État, préalable à son indépendance. Le 5 mai 1992, le Parlement Criméen déclara l’indépendance de la Crimée, à approuver par référendum en août de la même année. Le 13 mai, le parlement Ukrainien décréta que la déclaration d’indépendance de la Crimée était inconstitutionnelle et délivra un ultimatum au parlement de Crimée pour annuler cette décision, donnant le pouvoir au président de l’Ukraine pour utiliser « tous les moyens nécessaires » pour stopper cette indépendance. Face à cette menace, le Parlement criméen céda le 20 mai.  

Le lendemain, le Parlement Russe votait une résolution considérant le don de la Crimée à l’Ukraine en 1954 comme étant un acte illégal, ce que l’Ukraine conteste. En octobre 1993, le parlement criméen créa le poste de Président de la Crimée.  

Début 1994, les Criméens élurent un président pro-Russe affirmé, Yuriy Meshkov, qui organisa aussitôt un nouveau référendum consultatif dès le mois de mars, approuvé à près de 80%, pour obtenir plus d’autonomie de l’Ukraine et la possibilité d’avoir la double citoyenneté Ukrainienne et Russe.  

Après des mois de lutte en sous-main avec le pouvoir à Kiev et des luttes internes, le président élu Meshkov fut destitué en septembre par le Parlement de Crimée. En mars 1995, le Parlement Kiévien vota une loi pour supprimer unilatéralement le poste de Président de Crimée ainsi que la Constitution criméenne. Ce fut la fin, provisoire, des tentations indépendantistes pro-russes de la Crimée. 

À la dissolution de l’URSS, les États-Unis étaient d’abord inquiets du sort des armes nucléaires de leur ancien ennemi, alors réparties dans quatre pays différents. Ils ont ainsi encouragé le protocole de Lisbonne, signé le 23 mai 1992, dans lequel l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan s’engageaient à transférer les armes nucléaires présentes sur leur sol à la Russie.  

Principalement à la demande de l’Ukraine, le mémorandum de Budapest qui suivit, en décembre 1994, obligeait la Russie et les États-Unis à garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de l’adhésion de l’Ukraine au Traité de Non-Prolifération. Ukrainiens et Américains cherchaient ainsi à empêcher la Crimée de suivre son aspiration démocratique vers la Russie. Le mémorandum de Budapest est en quelque sorte un chantage à l’arme nucléaire de la part de l’Ukraine.

Un accord juridique fut donc trouvé. Mais un texte contre la nature des peuples n’efface pas aussi facilement des siècles d’histoire et la présence de millions de Russes coupés de la mère-patrie. Quand la préservation de l’intérêt des États est jugée prioritaire à l’intérêt des peuples, on se prépare à des conflits sans fins, ou à s’engager dans une logique de nettoyage ethnique et culturel à terme, ce qui se déroule en Ukraine depuis 2014. 

Les années 90 

Cette décennie fut l’occasion pour les oligarques, aussi bien en Russie qu’en Ukraine, de dépecer les restes de la puissance soviétique. Boris Ieltsine étant sous le contrôle des Américains, la Russie, désorganisée et affaiblie, vivant une transition vers le libéralisme des plus violentes, ne représentait plus pour eux une menace.  

En Ukraine, un fragile équilibre des pouvoirs se mettait en place, avec dès l’élection présidentielle de 1994, une nette division du pays entre pro-Russes à l’est et pro-occidentaux à l’ouest. La fracture était si nette que Samuel Huntington, dès 1996, n’avait pas de mal à prophétiser une possible guerre civile avec intervention de la Russie si l’Ukraine était près d’intégrer l’OTAN.  

Henry Kissinger, le réaliste, lui aussi, avait compris que la perspective de l’intégration de l’OTAN par l’Ukraine pouvait provoquer une guerre. Mais, en 1997, Brezinski estimait pour sa part qu’il était dans l’intérêt de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN (5). Même s’il reconnaissait que ce serait particulièrement difficile à accepter pour la Russie, il ne semblait pas imaginer la guerre. Pour lui, la Russie n’aurait d’autre choix que d’accepter le fait accompli. Ce faisant, il illustre assez bien la naïveté et l’inconséquence de certains Démocrates, quand leur désir d’imposer leurs principes quoiqu’il en coûte provoque des catastrophes.  

La révolution orange 

Le premier accroc dans l’équilibre fragile des forces en Ukraine intervint en 2004, avec la fameuse révolution orange, née de la contestation des résultats serrés de l’élection présidentielle opposant le pro-occidental affirmé Viktor Iouchtchenko et le candidat pro-Russe Viktor Yanoukovitch. Ce dernier avait été déclaré vainqueur d’une courte tête, mais des accusations de fraude mirent des milliers de gens dans la rue. La contestation ne faiblissant pas, les résultats furent annulés et une nouvelle élection eut lieu, qui vit la victoire de Iouchtchenko.  

Ce dernier s’avérera très nationaliste dans sa gestion, puisqu’il décidera notamment de faire de Bandera un héros national, décision qui sera annulée par son successeur. 

Par ailleurs, la femme de Iouchtchenko, Kateryna Chumachenko, était non seulement une citoyenne américaine, mais aussi une employée du gouvernement américain, ayant travaillé pour le Département d’État, la Maison-Blanche, et le Département du Trésor. Certains l’accuseront même d’être un agent de la CIA. Avec un CV pareil, il n’est pas étonnant qu’elle ait été accusée, pendant la campagne électorale de 2004, d’exercer une influence sur les décisions de son mari au nom du gouvernement américain. Elle dut renoncer à la citoyenneté américaine en 2007, après avoir pris un passeport ukrainien en 2005.  

D’après Wikipédia, « à travers la révolution orange, et après la révolution des Roses en Géorgie (novembre 2003), c'est la lutte d'influence que se livrent en sourdine Moscou et Washington dans la zone qui transparaît (…) D'un point de vue géopolitique, la révolution orange marque un rapprochement de l'Ukraine avec l'OTAN et avec l'Union européenne. (…) Le caractère spontané du mouvement est remis en question par la Russie et plusieurs titres de presse d'horizons divers, qui soulignent que la révolution orange a bénéficié d'aides extérieures et notamment de soutiens financiers de milieux proches des intérêts de gouvernement américain ou opposants au régime de Vladimir Poutine : par exemple, le candidat Iouchtchenko a bénéficié de 65 millions de dollars de la part de l'administration Bush. »  

Dans un article du Guardian (6), on apprend que cette somme servit « à organiser des stages de démocratie pour les leaders de l’opposition et des activistes politiques alignés avec eux (avec l’administration Bush ou les leaders de l’opposition ? Cela revient en fait au même), y compris des paiements pour mettre en contact Iouchtchenko avec des responsables américains et pour souscrire des sondages de sortie des urnes indiquant que Iouchtchenko avait gagné des élections contestées » (7). 

Le fait est que les manifestations ont été déclenchées sur la base de ces sondages de sortie des urnes qui donnaient Iouchtchenko largement gagnant. La formulation de l’article du Guardian est ambiguë, car on hésite à interpréter cela comme une preuve que les sondages auraient été falsifiés pour produire le résultat escompté : une nette avance de Iouchtchenko. Si c’est le cas, cela alourdirait le passif des manipulations américaines dans le jeu démocratique ukrainien.  

Toujours sur Wikipédia, on apprend que : « La logistique de cette manifestation semble avoir été largement prévue par les organisations Pora et Znayu, qui ont des liens avérés avec le mouvement Otpor qui avait réussi à faire chuter l'ex-président serbe Slobodan Milošević en juillet 2000 et s'était déjà impliqué dans la révolution des Roses géorgienne de décembre 2002, ainsi que dans les tentatives de renversement du régime biélorusse de 2001 et 2004.  

Ces organisations seraient elles-mêmes alimentées par des organisations occidentales, comme l'Open Society Institute de George Soros, le National Democratic Institute for International Affairs, proche du parti démocrate américain, et la Freedom House, proche du gouvernement américain. Selon le journal britannique The Guardian, le gouvernement des États-Unis a dépensé 14 millions de dollars pour organiser la révolution orange, et plusieurs autres organisations américaines, notamment le parti démocrate et le parti républicain, y ont contribué. 

L'origine de ces fonds a été pointée du doigt par l'ex-pouvoir ukrainien, le gouvernement russe ainsi que des groupes occidentaux d'extrême gauche, qui ont accusé le gouvernement américain d'avoir organisé une manipulation de la population ukrainienne pour étendre leur zone d'influence. »

Les années 2000

En Russie, le règne de Vladimir Poutine avait commencé en 2000. Initialement, ce dernier avait tenté de se rapprocher de l’Occident, sans grand enthousiasme de la part des Américains ni même des Européens.

Son opposition à l’invasion de l’Irak en 2003, aux côtés des Français et des Allemands, fut un premier accroc avec les États-Unis. Le second intervint avec les révolutions de couleur en Géorgie et en Ukraine, qui mirent en place des gouvernements très proches de Washington. Le discours de Poutine à Munich, en 2007, est considéré comme un tournant, le moment d’une rupture assumée avec le nouvel ordre mondial voulu par l’Occident. 

Sous la présidence de Iouchtchenko, les services secrets américains et britanniques démarrèrent une coopération étroite avec leurs homologues ukrainiens, d’après Scott Ritter et un ex-agent britannique du GCHQ, Alex Thomson. Le chef du SBU entre 2006 et 2010, Valentyn Nalyvaichenko, aurait été un agent de la CIA avant même d’être nommé à ce poste, d’après Alexander Yakimenko, qui lui succéda entre 2013 et février 2014. Un étage entier du bâtiment du service de sécurité de l’Ukraine aurait même été réservé pour les employés de la CIA.  

C’est à peu près la période où les États-Unis ont commencé à instrumentaliser l’Ukraine comme une arme contre la Russie, patiemment, par petites touches, et beaucoup de dollars. Entre 2007 et 2008, les États-Unis ont lancé une campagne pour intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN. Au sommet de Bucarest, le 3 avril 2008, ils outrepassèrent les réticences de la France et de l’Allemagne et firent adopter une déclaration indiquant que les deux ex-pays de l’URSS rejoindraient l’OTAN un jour ou l’autre.  

Le 19 décembre 2008, les États-Unis et l’Ukraine signaient une Charte pour un partenariat stratégique entre les deux pays, dans les domaines économique, politique, diplomatique, culturel et sécuritaire. 

Cependant, l’Ukraine étant l’Ukraine, avec ses rivalités incessantes entre oligarques, sa corruption endémique, son système judiciaire aux ordres de l’exécutif ou des mafias oligarchiques, et son manque de culture démocratique, la présidence Iouchtchenko sombra dans la division, et Yanoukovitch remporta les élections de 2010 à la loyale. Il allait falloir aux Américains organiser une nouvelle révolution pour reprendre le pouvoir. Mais cette fois-ci, ils n’allaient pas attendre les élections suivantes. Ils ne partaient pas de zéro. Ils avaient un réseau d’ONG bien ancré dans les couches clefs de la société. Ils avaient commencé à capter l’attention de la jeunesse avide de rêve américain.  

Les manifestations de Maïdan 

Les principaux faits concernant ce coup d’État avaient déjà été évoqués dans l’article : Discours (historique ?) de Donald Trump sur "l’État profond" américain . Mais nous allons ici approfondir la question.  

Les films d’Oliver Stone et Igor Lopatonok , « Ukraine on fire » et « Revealing Ukraine », sortis respectivement en 2016 et 2019, sont des très bonnes introductions pour comprendre ce qui s’est noué autour de ce que l’Occident a appelé pompeusement la « Révolution de la Dignité », ou plus sobrement la « Révolution de Maïdan ». 

Ces films nous donnent à voir l’envers du décor, sur ce qui a motivé les manifestations, comment elles ont été organisées, financées, nourries et comment elles se sont terminées, le tout vu par ces acteurs de premier plan vilipendés que la nouvelle Ukraine et l’Occident ont voué aux gémonies et au silence. L’influence des États-Unis était omniprésente.  

Les deux films sont aujourd’hui accessibles en version originale sur YouTube (mais cela n’a pas toujours été le cas) moyennant un message d’avertissement sur fond noir : « Le contenu suivant a été identifié par la communauté de YouTube comme étant inapproprié ou offensif pour certains publics ». On croirait avoir affaire à de la quasi-pornographie. L’avertissement pourra influencer quelques esprits faibles et permettra surtout de dédouaner YouTube de la colère des nationalistes ukrainiens et de leurs soutiens dans le monde qui seront outrés par le contenu des films, tant ceux-ci démontent la propagande d’État ukraino-occidentale devenue sacrée.  

« Ukraine on Fire » explique bien comment un réseau d’ONG américaines, financées par le Département d’État américain, l’agence de Développement International des États-Unis (USAID), et le milliardaire américain George Soros, a préparé le terrain en ciblant notamment la jeunesse et les étudiants. On retrouve les mêmes acteurs dans toutes les révolutions de couleur ailleurs dans le monde qui ont précédé depuis 2000. Depuis la Révolution orange, le système s’est perfectionné. Le programme Civil Society 2.0, crée par Hillary Clinton a son arrivée au Département d’Etat (2009-2013), facilite la coordination de ces mouvements.  

À la tête de ces ONG - qui remplaçaient le rôle naguère dévolu à la CIA pour créer des troubles via des mouvements étudiants ou des partis d’opposition pro-américains - on trouvait notamment l’ONG américaine NED (National Endowment of Democracy).

Votre serviteur a plus tard travaillé dans le Donbass pour une organisation internationale avec un Américain ancien de cette ONG en Ukraine et l’avait surpris en flagrant délit de falsification grossière de rapport. Il avait juste inversé les victimes et les agresseurs dans un rapport suite à des bombardements. En changeant le nom de la localité, les séparatistes devenaient coupables, alors qu’ils étaient victimes. L’homme avait plaidé l’erreur humaine, particulièrement improbable, mais seule défense possible pour sauver la face… Voilà le genre de manipulation dont ils sont capables.  

Le coup d’envoi des manifestations fut donné le 21 novembre 2013 par un jeune journaliste, Mustafa Nayem. Pour accompagner le mouvement et lui donner la résonance maximale, trois chaînes de télévision furent lancées simultanément au déclenchement des manifestations, Spilno.TV, le 21 novembre (fondée en mai 2013 d’après son site), hromadske.TV le 22, et Espresso.TV le 24.

On ne lance pas une chaîne de télévision du jour au lendemain. Il faut créer une société, déposer des statuts, démarcher les banques, acheter du matériel, embaucher du personnel qualifié, obtenir les autorisations administratives. Tout cela implique une préparation, et même une planification en amont, probablement des mois à l’avance. Certains ont prétendu que tout cela étant en préparation pour 2015, l’année prévue des élections. La crise née de la volte-face du président Yanoukovitch sur l’accord d’association avec l’Union européenne aura donné l’étincelle qui renversera le gouvernement.   

On retrouvait comme par hasard Mustafa Nayem à la tête de Hromadske.TV, et on remarquait l’ambassade des États-Unis et l’International Renaissance Fondation de George Soros parmi les principaux financiers de ce nouveau média.  

Un véritable crescendo, avec des manipulations et des coups tordus, fut organisé afin que les manifestations ne faiblissent pas et prennent même de l’ampleur, jusqu’à la violence quotidienne. Parallèlement, les officiels américains, dont plusieurs sénateurs, défilaient à la tribune pour haranguer la foule contre le gouvernement en place. On peut tout se permettre quand on est Américain.

Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État pour les Affaires Européennes et Eurasiennes, viendra même se faire filmer en train de distribuer des petits pains aux manifestants. Le 13 décembre 2013, lors d’une conférence de presse, elle indiquera fièrement que le gouvernement américain avait dépensé plus de 5 milliards de dollars depuis 1991 pour soutenir une « Ukraine sûre, prospère et démocratique » félicitant au passage le mouvement de manifestation de l’EuroMaïdan, qui fut largement financé et organisé grâce à ces fonds et au savoir-faire américains. La voix douce de Victoria Nuland masque en fait un véritable faucon, épouse du théoricien néo-conservateur Robert Kagan qui fut, entre autres, un vibrant partisan de l’invasion de l’Irak.

Ce dernier fut aussi un proche de John McCain, un des Sénateurs américains les plus va-t-en-guerre qui fut parmi ceux qui venaient régulièrement souffler sur les braises en Ukraine.  Bref, il y a tout un gang trans-partisan et haut placé à Washington qui venait déstabiliser l’Ukraine, à la vue de tous.  

Les responsables de l’opposition défilaient à l’ambassade des États-Unis, pour chercher du soutien, ou chercher leurs ordres… Parmi eux, on comptera le futur premier ministre, Arseni Iatseniouk, le futur maire de Kiev, Vitaly Klitchko, mais aussi Oleg Tyagnybok, le chef du parti ouvertement néo-nazi Svoboda, qui aura un rôle crucial dans la phase violente finale de l’Euro-Maïdan.  

Ce tweet montre une célèbre photo où Nuland pose fièrement avec les leaders de l’opposition :

Parce que trois photos valent mieux qu’un discours, voici qui était Tyagnybok, et qui il fréquentait. Il était à l’évidence choyé par les Américains.  

La conversation entre Nuland et Pyatt 

Le 4 février, une conversation entre Viktoria Nuland et Geoffrey Pyatt, l’ambassadeur américain à Washington, avait fuité. Certains diront que des éléments du SBU encore fidèles à Ianoukovitch auront enregistré et diffusé la conversation. Les Américains semblaient si sûrs de leur puissance qu’ils ne semblaient même pas avoir pris les précautions nécessaires pour ne pas être écoutés.  

Au cours de cette discussion, les deux diplomates décidèrent tout simplement qui devait intégrer le nouveau gouvernement ukrainien ou pas, un gouvernement dont la nomination prochaine semblait déjà acquise, avant même le massacre qui suivra 15 jours plus tard.  

Ainsi, c’est au cours de cette discussion que les Américains décident de mettre Iatseniouk au gouvernement, et de laisser en dehors les chiens de guerre Klitshcko et Tyagnibok. Nuland semble très bien les connaitre tous les trois. Joe Biden, alors vice-Président en charge du dossier ukrainien est cité à la fin de la conversation, et on comprend qu’il approuve le processus.  

Cet échange est une des preuves les plus flagrantes de la mainmise de Washington sur le pouvoir en Ukraine, et sur le coup d’Etat en préparation.  

Le massacre de Maïdan : un coup monté pour un coup d’État 

Le 22 janvier 2014, la mort du premier manifestant est annoncée, et mise immédiatement sur le dos de la police, sans la moindre preuve. Etrangement, une série de vidéos avait été préparée avant sa mort, comme pour faire de ce jeune homme la victime romantique et innocente par excellence.  

Dans un livre intitulé « Maïdan : dossiers secrets », les frères Kapranov, deux nationalistes ukrainiens, interviewent différentes personnalités, dont les deux leaders de Svododa, Tyagnibok et Rouslan Kochoulynsky. Tyagnibok déclara qu’un « responsable occidental » lui avait indiqué que pour provoquer le soutien de l’occident à un changement de régime, il fallait 100 victimes : 

« Oleg Tyagnibok : "J'ai demandé : nous avons quatre victimes, pourquoi n'y a-t-il pas de réaction?"  

- Ce n'est pas suffisant. Nous pourrons réagir quand il y aura 100 victimes. 

Ruslan Kochoulinsky :"Ils ont parlé des premiers morts - enfin, 5, 20... 100 ? Quand le gouvernement sera-t-il à blâmer ? Au final, ils ont atteint le nombre de 100. Il n'y a pas eu de pression. Il n'y a pas eu de sanctions. Ils ont attendu jusqu'à un meurtre de masse. Et s'il y a un meurtre de masse dans le pays, le gouvernement est à blâmer… parce qu'ils ont franchi la ligne, les autorités ne peuvent pas permettre des meurtres de masse." » 

Qui est le responsable occidental qui a quasiment commandité l’assassinat des 100 personnes pour pouvoir opérer un changement de régime ? Un peu plus loin, en guise de réponse, on peut lire les déclarations d’Oleg Rubatchouk, un autre leader nationaliste, ancien chef de l’administration du président Iouchtchenko  : 

 « Les Américains se sont avérés être le seul parti avec lequel il était possible d'agir rapidement. Parce que ce sont les groupes d'influence informels les plus calculateurs. » 

100 victimes, c’est le chiffre sacrificiel officiel qui sera offert aux commanditaires, entre le 18 et le 20 février. On parle encore en Ukraine des « heavenly hundred », intraduisible en français, les « 100 béatifiés », ou « 100 célestes » s’en rapproche.

Les portraits de ces victimes intouchables, de ces « martyrs de la révolution » qui sont l’objet d’un véritable culte ornent aujourd’hui, entre autres, la rue qui monte de la place Maïdan vers le Parlement, et qui a été rebaptisée « Allée des 100 héros célestes ».  

Quelques portraits des cents célestes, sur l'allée du même nom à Kiev.

Or, le professeur de l’Université d’Ottawa, Ivan Katchanovski, ukrainien d’origine, démontrera dans un travail monumental que la plupart des morts ont été causés par des snipers tirant à partir des immeubles contrôlés par l’opposition, notamment par Svododa. Le procès accusant à tort les policiers de ces crimes n’a jamais été achevé, faute de preuves. Le témoignage de certains snipers Géorgiens sera néanmoins considéré comme recevable par le juge, mais c’était juste avant l’invasion russe, et l’audience n’a toujours pas eu lieu, à ma connaissance. Et on peut douter qu’elle n’ait jamais lieu un jour.  

Après le massacre, les choses sont allées très vite. Trois ministres des Affaires étrangères de l’UE, dont Laurent Fabius, rencontrent le président Ianoukovitch et les principaux leaders de l’opposition, les mêmes que fréquentait Victoria Nuland, dès le 21 février. Un accord fut signé prévoyant des élections anticipées dans un délai de 6 mois.  

De gauche à droite, Klitsko, Tyagnybok, Ianoukovitch et Iatseniouk 

Mais l’accord fut publiquement rejeté par le leader de Pravy Sektor, un des groupes d’opposition les plus extrémistes et actifs à Maïdan. Son leader, Dmitry Yarosh, refusa de lever le siège des bâtiments administratifs tant que le président n’avait pas démissionné. Dans la soirée, craignant pour sa vie, le président Ianoukovitch fuyait vers Kharkov. Les groupes d’opposition en profitèrent pour occuper les bâtiments administratifs dès le 22 février.

Le même jour, le Parlement sous pression des nationalistes vota la destitution de Ianoukovitch en tant que président, violant au passage deux dispositions de la Constitution, dont le quorum minimum. Le 23 février, alors qu’on enterrait les morts de Maïdan, le parlement ukrainien votait pour nommer son président comme président de l’Etat par intérim.  

Le gouvernement américain approuva immédiatement tous ces changements, jetant aux oubliettes l’accord du 21 février parrainé par les ministres de l’UE, entérinant le coup d’Etat. Une fois que les États-Unis avaient approuvé, l’Europe servile et humiliée suivit, et le tour était joué. « F**k the EU », comme disait Nuland. 

Le 27 février, Iatseniouk, le choix de Washington, fut nommé 1er ministre. Il conserva son poste après l’élection à la présidence de Petro Poroshenko. C’est dire que la mainmise américaine continua avec le prochain président.  

Au début de l’année 2023, deux sources américaines ont affirmé que les États-Unis étaient bien plus impliqués dans le renversement de Ianoukovitch que ce qu’en savait le grand public. Ce fut d’abord l’économiste Jeffrey Sachs, puis le journaliste Seymour Hersch.  

L’après-Maïdan : l’otanisation progressive de l’Ukraine 

Après le coup d’État de Maïdan, les États-Unis sont devenus quasiment chez eux en Ukraine. Les néo-nazis de Svoboda intégraient le nouveau gouvernement en récompense de leurs actions et la première décision de la Rada, le 23 février, fut de voter la suppression de la loi autorisant l’usage du russe dans les administrations, même si cela ne fut pas appliqué tout de suite.  

L’ensemble de ces signaux créèrent un fort émoi dans les régions russophones, et même un mouvement sécessionniste en Crimée et dans le Donbass. Les Russes, craignant que leur base navale de Sébastopol ne soit donnée à terme à la flotte américaine, décidèrent de récupérer la Crimée au plus vite, ce qui fut fait quasiment sans un mort (8) avec un soutien massif de la population locale, ce que personne de sérieux ne peut contester.  On reprochera aux Russes d'avoir violé le mémorandum de Budapest. Sauf, que pour Vladimir Poutine, ce sont les Américains qui les premiers violèrent ce traité et le rendirent caduc, en soutenant un coup d'Etat contre un président élu, ce qui était une forme de violation de la souveraineté de l'Ukraine. 

Paradoxalement, ou comme cela était prévisible, la réaction russe, avec la “réunification de la Crimée” avec la mère-patrie et le soutien à la sécession du Donbass, renforçait la position américaine et celle de leurs relais nationalistes ukrainiens.  En effet, cela permettait de radicaliser le discours nationaliste russophobe et pro-occidental en Ukraine (l’agression d’une partie de l’Ukraine contre une autre, savamment maquillée en révolution romantique, allait faire place à “l’agression russe”), tout en retirant des millions d’électeurs pro-Russes des listes électorales. Ainsi, les chances d’une alternance avec un président pro-Russe devinrent quasiment nulles, et pour autant de temps que ces régions russophiles restaient séparées. Au passage, les nationalistes ukrainiens savent aussi très bien cela. Ils souhaitent récupérer les territoires, mais sont aussi très tentés par le nettoyage ethnique.  

À la mi-avril, le directeur de la CIA John Brennan fit un voyage à Kiev pour relancer la coopération entre les services américains et ukrainiens, et donner à Kiev des renseignements précieux dans le cadre de « l’Operation anti-terroriste » initiée dès le 7 avril par le président par intérim de l’Ukraine contre les séparatistes du Donbass.  

À l’élection présidentielle en mai, Petro Poroshenko, qui fut actif à Maïdan, fut élu en surfant sur la vague lancée en février. Une fois au pouvoir, il se déclara favorable à ce que l’Ukraine rejoigne l’OTAN. Comme le disent certains, si l’Ukraine n’est pas formellement dans l’OTAN, l’OTAN était en Ukraine depuis 2014.  

Après Maïdan, les États-Unis avaient demandé à leurs diplomates en poste à Kiev d’apprendre l’ukrainien et d’abandonner le russe.   

Fin janvier 2015, le General Hodges, le commandant des forces américaines en Europe mais aussi commandant suprême des forces de l’OTAN, faisait un déplacement à Kiev pour remettre des médailles à des soldats ukrainiens, et il annonça la venue discrète d’instructeurs militaires américains. 

L’Ukraine avait intégré le programme de l’OTAN Partenariat pour la Paix depuis au moins 1995. Depuis 2014, les Anglo-saxons (Américains, Britanniques et Canadiens), créèrent des formations continues pour l’armée ukrainienne, notamment dans la base de Yavoriv, près de la frontière polonaise. De nombreux officiers ukrainiens étaient aussi conviés à des stages de formation de l’OTAN, notamment à Oberammergau, en Allemagne. Des exercices d’amplitude ont été organisés avec les forces armées ukrainiennes, dont l’exercice Sea Breeze, au large d’Odessa en 2021.  

Le 7 février 2019, deux mois avant l’élection présidentielle qu’il allait perdre largement, le président Porochenko fit voter par le Parlement un amendement de la Constitution qui ancrait dans le marbre l’objectif stratégique de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN et l’UE, rendant de facto inconstitutionnelle toute proposition de loi qui prônerait un rapprochement avec la Russie. Le 25 avril, juste avant de quitter le pouvoir, Il signait une loi qui allait imposer une ukrainisation linguistique du pays dans tous les domaines. Il créa aussi une nouvelle branche de l’église orthodoxe complètement indépendante du Patriarcat de Moscou. Toutes ces mesures ne faisaient que diviser la société ukrainienne et ajouter de l’huile sur le feu.  

Des Américaines devenant ministres ukrainiens 

En décembre 2014, après de nouvelles élections parlementaires, une citoyenne américaine d’origine ukrainienne, Natalie Jaresko, fut nommée au poste clef de ministre des Finances. Elle obtint la nationalité ukrainienne juste une heure avant d’être nommée. À l’image de Kateryna Chumachenko, l’épouse de l’ancien président Youchtchenko, c’est une ancienne diplomate du Département d’Etat américain. Elle restera à ce poste jusqu’en avril 2016. Selon la loi ukrainienne, elle devait se débarrasser de sa nationalité américaine dans les deux ans.  

En Juillet 2016, une autre Américaine d’origine ukrainienne, Oulana Souproun, devint vice-ministre de la Santé, puis ministre par intérim juste une semaine après, poste qu’elle conserva jusqu’en août 2019. Selon les sources, la nationalité ukrainienne lui fut accordée en 2015 ou juste quelques jours avant sa nomination. Il ne semble pas qu’elle ait rejeté sa nationalité américaine comme la loi le lui demandait, ce qui ne l’a pas empêché de rester ministre par intérim malgré quelques soucis judiciaires. Il est aussi curieux qu’elle n’ait jamais été nommée ministre à part entière.  

Le cas du procureur général de l’Ukraine renvoyé sur ordre de Joe Biden 

La polémique autour du procureur général de l’Ukraine, Viktor Shokin, est emblématique des relations de domination de l’Ukraine par les États-Unis qui se sont établies à partir de 2014.  

Shokin fut nommé à son poste en février 2015, sous la présidence de Petro Porochenko. D’après Wikipédia, les Occidentaux lui reprochaient son manque d’empressement à lutter contre la corruption. Mais il s’agit une accusation récurrente contre quasiment tous les responsables ukrainiens.  

Parallèlement, Shokin avait hérité du dossier d’investigation contre la société Burisma Holdings, enquête ouverte en 2012 pour blanchiment, corruption et évasion fiscale. Le problème pour Shokin est qu’entre temps, en avril 2014, deux mois après le coup d’État pro-Américain de Maïdan, un certain Hunter Biden, fils de Joe Biden, alors vice-président des États-Unis, avait intégré le comité directeur (board of directors) de la société. Joe Biden étant alors en charge de l’Ukraine pour la Maison Blanche, cela faisait de l’enquête sur Burisma une affaire particulièrement sensible.

D’après Wikipédia, Shokin ne se pressait pas de conclure ce dossier. Mais selon ses propres dires devant un tribunal autrichien en 2019, Shokin avait bien travaillé sur l’affaire et avait subi des pressions de la part du président Porochenko pour la clore en douceur.  Le procureur général déchu affirma que c’est son refus de fermer l’enquête qui provoqua sa destitution.  

Du reste, dans une vidéo qui a beaucoup circulé, en janvier 2018, lors d’une conférence au CFR (Council on Foreign relations), Joe Biden s’est vanté de la manière expéditive avec laquelle il avait obtenu le renvoi de Shokin. Ce qu’il décrit ne s’apparente à rien d’autre qu’à du chantage. Il a simplement menacé le président Porochenko et son premier ministre de retirer une promesse d’un milliard de dollars d’aide si Shokin n’était pas renvoyé dans les six heures. Et il a obtenu gain de cause, même si la décision formelle a pris plus de temps car il fallait un vote du Parlement. Le ton vantard qu’utilise Biden quand il raconte cette anecdote en dit beaucoup sur le mépris qu’il ressent à l’égard des Ukrainiens. Au CFR, Biden était en famille, d’où sa décontraction et son ton très familier.  

Mais outre la destitution de Shokin, ce qui est remarquable dans cette affaire, et qui en dit long sur la réalité de l’Ukraine, c’est le choix de son successeur et la façon dont il fut nommé. Porochenko n’avait pas trouvé de meilleur candidat pour cette fonction judiciaire que de nommer un proche, Yuryi Loutsenko, qui n’était autre que le chef des députés de son parti au Parlement, un homme « solide » pour Biden.  

Et comme Loutsenko n’avait pas de diplôme en droit, Porochenko lui a taillé une loi sur mesure, votée par le Parlement, et autorisant un candidat à accéder à cette fonction suprême de la magistrature sans diplôme de droit. L’Ukraine est un pays magique ! Magique pour les puissants ! Ou c’est une république bananière… A l’époque, je me souviens avoir lu une déclaration dans la presse de Joe Biden, félicitant l’Ukraine pour cette nouvelle nomination. Je n’en croyais alors pas mes yeux. Mais je ne connaissais pas tout le passif avec l’affaire Burisma.  

L’affaire ne s’arrête pas là. En février 2020, Shokin obtint d’un tribunal ukrainien l’ouverture d’une enquête sur le rôle de Joe Biden dans sa destitution. Comme par coïncidence, l’enquête fut close en novembre de la même année, dès l’annonce de la victoire du même Biden à la présidentielle.  

Autre menace de Biden 

Plus récemment, un enregistrement a fait surface, dans lequel on entend la voix de Joe Biden menacer encore le président Porochenko, cette fois-ci sur sa vie.  

L’enregistrement, diffusé sur la chaine OAN, daterait du 16 novembre 2016, deux semaines après la victoire de Trump à l’élection présidentielle et deux mois avant sa prise de pouvoir effective. Le ton de Biden est autoritaire. Il mentionne qu’il ne souhaite pas que Trump soit amené à donner de l’argent pour l’Ukraine, pour des raisons qu’il n’explique pas. D’après le commentaire, le message est que Biden ne veut pas que Porochenko demande des fonds à Trump, pour ne pas que ce dernier ne s’intéresse de trop près aux mouvements financiers entre les États-Unis et l’Ukraine qui ont eu lieu sous l’ère Biden, vice-Président. Biden continue en mentionnant au président ukrainien :  

« tout ce que vous pourriez faire pour pousser la banque Privatbank à la fermeture, afin que le prêt du FMI soit débloqué, je vous suggère respectueusement que ce serait d’une importance critique pour votre sécurité, aussi bien économique que physique. » 

 

L’intermède Trump 

Avec l’élection de Trump, l’État profond américain est pris de court et fait tout ce qu’il peut pour limiter les pouvoirs de ce nouveau président qui n’est pas du sérail. Il a même tenté de s’en débarrasser avec divers stratagèmes, impliquant notamment le FBI. Trump, coincé par l’enquête officielle sur sa collusion supposée avec la Russie pour gagner l’élection de 2016, ne pouvait paraitre favorable aux Russes.  Mais il n’avait pas non plus d’inclination pour le conflit, préférant se focaliser sur l’Amérique. L’Etat profond a continué sa politique de colonisation de l’Ukraine, par petites touches. Les entreprises américaines possèdent aujourd’hui un tiers des terres agricoles ukrainiennes.  

Le président Trump et son avocat Rudy Guliani tenteront sans succès de récupérer des informations compromettantes sur les Biden de la part de leurs homologues ukrainiens, ce qui fit scandale à l’époque aux États-Unis, après qu’un intermédiaire zélé de l’état profond a fait fuiter l’enregistrement d’une conversation de Trump avec Zelenski. Visiblement, Joe Biden sait mieux s’y prendre pour obtenir ce qu’il veut de l’Ukraine. Il faut aussi reconnaître que quand on a tout l’état profond et quasiment tous les médias derrière soi, c’est plus simple. 

Les mystérieux laboratoires financés par les États-Unis en Ukraine 

En 2005, sous la présidence pro-américaine de Iouchtchenko, les États-Unis lancèrent un programme de mise en place de bio-laboratoires en Ukraine, dont le but officiel était la « réduction des menaces biologiques ».

Le Département de la Défense américain, de même que la société américaine Metabiota, spécialisée dans la recherche de pathogènes, étaient impliqués dans ce programme aux contours flous. En 2013, sous la présidence de Ianoukovitch, le programme était abandonné. Il fut cependant relancé l’année d’après sous la présidence de Porochenko.  

Les fameux emails du portable de Hunter Biden - que la presse bien-pensante a longtemps présentés comme une invention de la propagande russe avant de reconnaître plus récemment leur authenticité - font apparaitre que ce dernier a promu la société Metabiota auprès de la société Burisma qu’il venait d’intégrer. Hunter Biden lui-même, via Rosemont Seneca Technology Partners, une société qu’il avait créée en 2009 avec le beau-fils de John Kerry, avait investi 500 000 dollars dans Metabiota.  John Kerry devint Secrétaire d’Etat en 2013. Les proches des personnages les plus puissants de l’administration américaine ont donc fait des affaires en Ukraine dans des domaines ultra-sensibles.  

Quand les Russes révéleront ces affaires, peu de temps après le début de leur invasion, comment se fait-il que la première réaction de l’administration américaine fut de tout nier en bloc ? Qu’avaient-ils à cacher ? L’affaire est d’autant plus étrange que Victoria Nuland, face à une audition du Sénat le 8 mars 2022, a reconnu l’existence de ces laboratoires, tout en confessant être inquiète que les Russes ne mettent la main dessus. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne répond même pas par la négative quand le sénateur Marco Rubio lui demande simplement si l’Ukraine a des armes chimiques ou biologiques. Rappelons que mentir devant le Sénat est passible de 5 ans de prison.  

Les Russes accuseront les Américains de créer des armes biologiques sous couvert de lutte contre ces mêmes armes. Voilà qui rappelle étrangement les recherches de gain de fonction entreprises par l’ONG américaine EcoHealthAlliance avec le fameux laboratoire P4 de Wuhan, piste la plus sérieuse pour expliquer l’origine du Covid-19. Les Russes ont aussi accusé les Ukrainiens d’avoir volontairement infecté des jeunes de la région de Slovyanoserbsk, en République Populaire de Lougansk, avec le virus de la tuberculose, en 2020.  

Le retour de Biden et la radicalisation instantanée de l’Ukraine 

En avril 2019, la Rand Corporation, avait publié un rapport sponsorisé par le Pentagone visant à définir la meilleure façon de déstabiliser la Russie - ce qui se traduit le plus souvent pour les Américains par un changement de régime. Le think tank mettra l’Ukraine en tête de liste des leviers à actionner. Mais il fallait attendre un Président favorable à cet agenda.  

Une fois Biden revenu au pouvoir, le 21 janvier 2021, l’Ukraine de Zelensky a poussé un violent coup d’accélérateur contre ses opposants, ce qui n’a rien d’un hasard, comme l’a fait remarquer John Mearsheimer.  

Dès le 2 février 2021, Zelensky ordonnait la fermeture de trois chaînes nationales de télévision favorables à l’opposition, fait inédit jusque-là en Ukraine (2 autres chaînes seront interdites en décembre). L’accusation d’être « pro-Russe » suffit à justifier la mesure. Parallèlement, le président entame des persécutions juridiques contre son principal opposant, Vitkor Medvedtchouk, et un de ses proches, le député Taras Kozak.  Medvetchouk est placé en résidence surveillée. Le fait que sa fille née en 2004 soit filleule de Poutine suffit à le rendre coupable de trahison aux yeux de beaucoup. Pour se faire une idée sur l'homme et sa vision de l'Ukraine, on peut recommander la longue interview qu'a faite de lui Oliver Stone dans "Revealing Ukraine", film remarquable cité ci-dessus. 

Le 24 mars 2021, Zelensky signait le décret 117/2021 autorisant l’utilisation de la force pour reprendre la Crimée.  

Le 31 août 2021, les États-Unis et l’Ukraine signaient un «Strategic Defense Framework », un accord de défense stratégique, dans lequel les États-Unis s’engagent à « collaborer à l’avancement des capacités militaires de l’Ukraine », notamment son « interopérabilité avec l’OTAN ». La Maison blanche publiait une déclaration commune avec l’Ukraine, visant à relancer le partenariat stratégique entre les deux pays, insistant sur les problématiques de sécurité et de défense, notamment sur la résistance à « l’agression russe » dans le Donbass et en Crimée. Le texte renouvelait le soutien des États-Unis aux aspirations de l’Ukraine pour rejoindre l’OTAN, déjà exprimé au sommet de l’organisation en juin de la même année.  

En 10 novembre 2021, une nouvelle charte ukraino-américaine était adoptée, reprenant les mêmes éléments de langage que la déclaration de septembre, insistant encore plus sur « l’agression russe » et sur la coopération dans tous les domaines, en premier lieu le domaine sécuritaire.  

En fait, tout au long de l’année, les États-Unis ne cessèrent de parler de l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN. Mais l’Otanisation de l’Ukraine, sans être formelle, était déjà largement entamée.  

Et les Accords de Minsk étaient au point mort complet, faute de volonté ukrainienne et occidentale de les voir appliqués. 

La marche vers la guerre 

Vu de Moscou, la machine de guerre contre la Russie semblait lancée. Il ne manquait plus que l’annonce de missiles américains déployés en Ukraine. Cette Ukraine dans la main des Américains, qui se radicalisait de plus en plus, semblait bien être engagée sur une voie de non-retour. Et elle pouvait constituer à terme un grave danger pour la Russie, ce qui était l’intention des idéologues américains qui avaient compris que l’Ukraine était le levier qu’il fallait actionner pour déstabiliser la Russie, lui faire peur, afin de la provoquer à la faute. C’est à croire que tout fut fait pour provoquer la Russie, et la faire apparaître aux yeux du monde comme fautive. Il faut revoir l’interview d’Arestovitch de 2019 pour en être convaincu.  

Poutine tenta un dernier round de négociations entre novembre 2021 et début février 2022 afin d’obtenir un engagement des Occidentaux que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’OTAN. Mais il reçut une fin de non-recevoir. Et les dernières tentatives de relancer les Accords de Minsk échouèrent une fois de plus, du fait de l’Ukraine et des Occidentaux qui refusaient obstinément toute négociation directe avec les séparatistes.  

Lors de sa conférence de presse du 7 février 2022 avec le président Macron, le président russe expliqua qu’une Ukraine qui avait intégré dans sa doctrine stratégique l’idée de reprendre la Crimée par les armes, et qui pouvait en plus rejoindre l’OTAN, était une menace intolérable pour Moscou. Il prévenait alors que cela pouvait mener à une guerre entre l’OTAN toute entière et la Russie. Pour ceux qui étaient attentifs, c’est là que le président Poutine a donné le mobile de l’opération militaire spéciale de la Russie qui allait démarrer 17 jours plus tard. C’est ce jour-là que j’ai compris que la Russie avait intérêt à attaquer l’Ukraine avant qu’elle ne devienne membre de l’OTAN, et même à le faire au plus tôt, avant qu’il ne soit trop tard.  

Car si l’Ukraine décidait d’attaquer en tant que membre de l’OTAN pour reprendre la Crimée, du point de vue légal, vu de l’OTAN, elle n’aurait pas forcément été l’agresseur, car elle pouvait être considérée dans son droit de rétablir son intégrité territoriale. La réaction violente inévitable de Moscou, en revanche, pouvait être considérée comme une attaque injustifiée contre l’Ukraine, et donc déclencher l’Article 5 de l’OTAN stipulant que les pays de l’alliance s’engagent à défendre tout membre qui serait agressé. Le scénario de l’Armageddon était assez limpide et pour moi crédible. Et je savais que nombre de militaires ukrainiens jusqu’au plus haut niveau trépignaient depuis bien longtemps pour lancer l’assaut, fantasmant sur le scénario de l’opération Storm des Croates en 1995.  

On connait la suite. Poutine déclara dans son discours justifiant l’opération militaire spéciale: “Nous n’avions pas d’autre choix”. 

Depuis, les faucons tels Lindsey Graham, qui, à l’idée de la guerre, se frottaient les mains au sens propre et au sens figuré lors d’une de ses visites aux soldats Ukrainiens en 2016, se sont félicité que l’Ukraine, en 2022, soit prête à se battre jusqu’au dernier homme contre la Russie honnie. 

Comme le raconte le télégrammeur Masno, les Américains alimentent autant qu’ils le peuvent la guerre culturelle, la haine des Russes, y compris, et même surtout, dans les régions russophones, demandant à des russophones de venir assister à des cours en Ukrainien où on leur présente une version revisitée de l’histoire. L’Education est clef pour construire l’identité, mais aussi pour alimenter la haine des peuples dès le plus jeune âge.  Et la CIA, comme les bandéristes, l’avait bien compris depuis longtemps, comme on l’a vu. En 2022, les Russes ont récupéré à Marioupol des manuels scolaires qui leur ont fait froid dans le dos. Il y avait bien un génocide culturel en cours de tout ce qui était russe dans l’Ukraine, selon un modèle ethnolinguistique digne des nazis.   

La guerre sans fin 

En avril 2022, Russes et Ukrainiens semblaient prêts d’un accord : neutralité de l’Ukraine contre retour des Russes aux lignes du 23 février. Cela aurait été un résultat inespéré pour l’Ukraine, étant donné l’énormité du territoire ukrainien que la Russie contrôlait à ce moment-là. Cette information avait été révélée presque accidentellement dans un article pro-guerre de la revue américaine Foreign Affairs

C’est alors que Boris Johnson est intervenu en personne, le 9 avril, en rendant visite à Zelensky pour le convaincre de continuer la guerre. Il semble bien peu probable que Johnson ait pris une telle initiative sans l’accord de Washington. On peut donc encore voir la main de ces derniers dans ce torpillage en règle des négociations. L’ex-premier ministre israélien Naftali Bennett a d’ailleurs confirmé que les Occidentaux avaient fait pression sur Zelensky pour abandonner la voix diplomatique dès le mois de mars. Le « massacre » de Boutcha, suspect sous bien des aspects comme cela est documenté dans cet article, tombait à pic pour justifier la fin des négociations.  Dans le fond, pour certains pays de l’OTAN, il fallait continuer la guerre pour atteindre l’objectif voulu : la déstabilisation de la Russie.  

Depuis, l’Ukraine réclame la réintégration de tout son territoire, Crimée comprise, jusqu’à la création le 15 aout 2022 d’un « Conseil de libération de la Crimée », ce qui est totalement inacceptable pour la Russie. C’est aussi objectivement injuste pour les habitants de Crimée à qui les Ukrainiens nient le droit de décider pour eux-mêmes depuis 31 ans.  

Le secrétaire du Conseil de la sécurité nationale et de la défense d'Ukraine, Alexeï Danilov, a cependant trouvé la parade pour régler le problème criméen. Le jour où l’Ukraine reprendra le contrôle du territoire, ce dont il ne semble pas douter une seconde, les citoyens ayant des « liens avec la Russie » perdront leur droit de vote. Il suffisait d’y penser. La démocratie à l’ukrainienne ! 

Cette revendication sur la Crimée, maintenant mise en avant à chaque occasion par Kiev et soutenue par l’Occident, ne peut avoir pour conséquence que la guerre sans fin avec la Russie, ou la fin du monde. Personne de sérieux ne peut l’ignorer. En ne recherchant aucun compromis, et en se cachant derrière une interprétation figée, partiale et intransigeante des grands principes de l’intégrité territoriale des Etats, l’Occident démontre qu’il se fiche totalement des Criméens ou des gens du Donbass, et qu’il ne semble vouloir la paix à aucun prix, quitte à aller vers une confrontation totale.  Les Anglo-saxons, et quelques pays de l’est européen, tiennent trop à leur guerre de changement de régime avec la Russie, une guerre idéale dans laquelle leurs soldats ne meurent pas au front, pas officiellement en tout cas, ou pas encore.   

Mais il semble que la confrontation engagée entre l’OTAN et la Russie, via l’Ukraine, aille au-delà de la simple idée de séparer l’Europe de la Russie. Comme la Crimée fait partie intégrante du territoire russe pour les Russes, la confrontation actuelle avec la Crimée en point de mire serait la guerre finale pour en finir avec la Russie en tant qu’Etat.  C’est ce qu’on voit de plus en plus apparaitre dans les discours en Ukraine, dans les pays baltes ou chez les Anglo-saxons. Enivrés par le succès de leurs offensives dans les régions de Kharkov et Kherson, les Ukrainiens semblent ne plus avoir de limites à leurs ambitions et demandent la reddition inconditionnelle et le désarmement de la Russie. S’ils voulaient provoquer un conflit nucléaire, ils ne s’y prendraient pas autrement.  

Ces idéologues nationalistes voient même au-delà dans leur folie, jusqu’au démantèlement de la Fédération de Russie. En juillet 2022, à Prague, s’est tenu un « forum des nations libres de Russie » organisé sur financement américain, notamment celui  de la NED et l’Open Society Foundation de George Soros, selon François Asselineau. L’ancien ministre des Affaires étrangères de Porochenko, Pavlo Klimkin, était présent, ainsi que le haut fonctionnaire américain Paul Massaro, ennemi hystérique de la Russie. Commentant la carte d’une Russie éclatée en 18 États différents, un député ukrainien du parti du Président Zelensky s’est prononcé pour la nécessité de la disparition de la Russie en tant qu’État.  

 

Mais la guerre sans fin leur irait aussi, comme dans 1984. Avoir un ennemi éternel que les peuples puissent haïr est idéal pour faire accepter les mesures les plus autoritaires, et lui faire porter la responsabilité de tout ce qui va mal. Le Goldstein de 1984, cet ennemi éternel du bon peuple occidental, c’est aujourd’hui Poutine. 

Alors, depuis plus d’un an, les Américains ne cessent de signer des chèques en blanc pour armer l’Ukraine. Ils financent, forment, équipent, renseignent l’armée ukrainienne et contribuent à l’élaboration de ses plans d’attaque, comme dans les régions de Kharkov et Kherson hier, Zaparojié demain, sans compter l’envoi de « mercenaires ». Aucune décision importante pour l’Ukraine ne peut plus être prise sans Washington. Le complexe militaro-industriel américain est gavé de commandes pour les 10 prochaines années, pendant que les néo-conservateurs et autres docteurs Folamour rêvent de mettre à bas la Russie honnie, voire de la démanteler, quel qu’en soit le prix, quel que soit le nombre d’Ukrainiens qui mourront, quelles que soient les destructions dans le pays, et quels que soient les sacrifices économiques payés par l’Europe, qui porte l’essentiel du fardeau des sanctions suicidaires.  

Dans le fond, qui peut croire sérieusement que les États-Unis ont l’intérêt des Ukrainiens à l’esprit ? Pour son malheur, sur l’instigation de la CIA, un peuple entier a été radicalisé par un grand criminel de guerre sympathisant nazi, pour nuire à l’URSS, puis à la Russie. Après avoir contaminé l’ouest de l’Ukraine, le poison de la radicalité nationaliste est arrivé jusqu’au sommet de l’Etat à la faveur du coup d’Etat de 2014 soutenu, voire largement organisé, par Washington.  

Ainsi, sur le Grand Echiquier, cher à Brzezinsky ou à Lindsey Graham, les Ukrainiens ne sont que des pions, voire des fous, des plus aisément manipulables ; de la chair à canon pour une guerre opposant deux empires, l’un cherchant à éliminer ses rivaux, l’autre cherchant à survivre.  Et derrière chaque drapeau Ukrainien planté par des soldats, se cache en fait un drapeau américain. 

Et après la Russie, la Chine ? A croire que ce que recherchent ces Américains de l’Etat profond et leurs valets européens est la guerre pour la guerre, le chaos pour le chaos, la Grande réinitialisation contre le statu quo, la lutte finale entre le Bien et le Mal.  

Mais qui représente le Bien ?  

  • NB : cet article est une version remaniée et augmentée d’un article similaire paru dans le numéro 2 de la revue « Défense et Souveraineté », publié en septembre 2022. 
Notes :

(1) « To be an ennemy of America can be dangerous, but to be a friend is fatal » 

(2) « The primordial interest to the United States of which, for a century, we have fought wars, first, second, Cold wars, has been the relationship between Germany and Russia, because united, they are the only force that could threaten us, and to make sure that that does not happen ». 

(3) « Russia believes that the United Stated intends to break the Russian Federation. For Russia, the status of Ukraine is an existential threat, and the Russians cannot let go. (…) For the Russians, their cards have always been on the table. They must have, a least a neutral Ukraine, not a pro-Western Ukraine. »  

(4) The Grand Chessboard, BasicBooks, p.104 

(5) The Grand Chessboard, BasicBooks, p.121  

(6) https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fwww.theguardian.com%2Fenvironment%2Fearth-insight%2F2014%2Fmar%2F06%2Fukraine-crisis-great-power-oil-gas-rivals-pipelines#federation=archive.wikiwix.com&tab=ur 

(7) Texte original « In 2004, the Bush administration had given $65 million to provide 'democracy training' to opposition leaders and political activists aligned with them, including paying to bring opposition leader Viktor Yushchenko to meet US leaders and help underwrite exit polls indicating he won disputed elections. » 

(8) Un Tatar de Crimée a été retrouvé mort dans des conditions suspectes le 15 mars et deux soldats ukrainiens et un milicien pro-russe sont morts après le référendum du 16 mars dans deux incidents distincts, le 18 mars et le 7 avril. 

 

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