Quand la science devient technocratique

Auteur(s)
Christophe Lemardelé, pour France Soir
Publié le 15 mars 2021 - 19:30
Mis à jour le 14 mars 2021 - 19:18
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Macron 12 mars
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"Et évitez l’esprit de panique, de croire dans toutes les fausses rumeurs, les demi-experts ou les faux-sachants..."
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TRIBUNE - S’il est des sciences qui sont traditionnellement regardées avec distance et ironie, ce sont bien les sciences sociales et humaines. Elles ne sont en effet ni expérimentales ni tenues à l’obligation de la preuve tant elles relèvent de la construction intellectuelle d’un individu seul le plus souvent. Elles pourraient donc être relativement libres si elles n’étaient contaminées par les règles qui sont en vigueur dans les sciences dites dures.

Ayant été pendant quelques années dans le comité éditorial d’une revue internationale d’histoire de la Méditerranée ancienne, j’ai pu voir à quel point la procédure du double blind peer reviewing (double lecture en aveugle par des pairs) est devenue l’alpha et l’oméga de l’évaluation scientifique de tout article et désormais aussi de livres. L’évaluation est nécessaire lorsqu’il s’agit du travail de jeunes chercheurs qu’il importe d’aider à renforcer leur argumentation tout en signalant de potentielles erreurs majeures et/ou mineures. Mais lorsque l’expert extérieur, protégé par son anonymat, se mue en censeur voulant invalider une hypothèse qui lui déplaît, bien souvent le comité de la revue suit son avis sans expertiser l’expertise…

Il m’est arrivé de lire des expertises idiotes et malveillantes. Par exemple, un spécialiste en philologie jugeant un article un peu trop juste, manquant de références bibliographiques et, donc, émanant vraisemblablement selon l’expert d’un jeune peu expérimenté… Or, il s’agissait d’un auteur en fin de carrière, d’un maître même, qui ne jugeait plus nécessaire d’accumuler les notes de bas de page. Si l’expertise n’avait pas été anonyme – anonymat de l’auteur, anonymat de l’expert –, jamais une telle arrogance eût été possible. Autre exemple : il est des auteurs immédiatement reconnaissables par leurs pairs, parce que tous les spécialistes connaissent le style et les thèses, dès lors l’anonymat est faussé et n’avantage que les experts. Or lorsqu’au sein d’un comité rédactionnel quelqu’un estime que l’on doit déroger quelque peu à la règle, se montrer souple et efficace pour améliorer un article, bien souvent ses collègues se retranchent derrière l’inflexibilité de la règle.

La règle est si dominante aujourd’hui qu’elle s’étend même aux publications de colloques. Ainsi, les chercheurs ayant été invités à participer à une rencontre scientifique font une communication, la finalisent à l’écrit et leur texte est évalué et peut être rejeté… Ce qui était intéressant à l’oral ne l’est plus à l’écrit ? Concernant les livres, un archéologue américain (Eric Cline) remerciait les deux experts l’ayant aidé à améliorer son ouvrage (1177 av. J.-C.) sans donner leur nom, sans les connaître peut-être… S’il y eut des échanges intellectuels, quel dommage de ne pas les rendre plus transparents. On imagine mal cette procédure d’évaluation pour des ouvrages aussi importants que les Mythologiques de Lévi-Strauss, aussi théoriques que ceux de Bourdieu. Des procédures d’évaluation sourcilleuses auraient sans doute invalidé les thèses de Dumézil concernant les structures idéologiques indo-européennes. Avec le recul, nous n’acceptons plus aussi facilement ces thèses, mais tout historien de l’Antiquité reconnaît la grandeur de l’œuvre, l’apport intellectuel en son temps.

Plus proche de nous : un ouvrage comme L’origine des systèmes familiaux d’Emmanuel Todd aurait sans doute rencontré bien des difficultés pour sa publication si l’éditeur avait plus fait confiance à des experts anonymes qu’à l’auteur. En effet, ouvrage d’anthropologie sociale et historique, l’auteur a une approche non consensuelle dans le milieu académique et quelque anthropologue aurait saisi l’occasion de régler son compte à un chercheur qui publie indépendamment des règles en vigueur. Pourtant, sa thèse à Cambridge en fait un chercheur formé dans les domaines de l’anthropologie sociale et de la démographie historique. Et sa théorie évolutionniste sur les formes familiales est à même d’expliquer bien des différences culturelles, notamment le statut des femmes selon le système familial en place. On ne peut pas comprendre la violence infligée aux femmes et un sex ratio totalement déséquilibré en Inde du Nord si l’on ne se réfère à rien de tangible sur le plan social et culturel.

Par son approche, il nous oblige à repenser notre monde par une inversion de l’histoire : « Ils [les États-Unis] sont en avance parce que peu sophistiqués. Ce sont les sociétés patrilinéaires moyen-orientales, chinoises ou indiennes qui se sont arrêtées, paralysées par l’invention de cultures sophistiquées abaissant le statut de la femme et détruisant la liberté créatrice des individus » (Où en sommes-nous ?, p. 258). Or les sciences sociales et humaines doivent nous amener à sans cesse nous interroger, non à invalider telle ou telle hypothèse qui désarçonne. Le risque de toute science, mais particulièrement de ces sciences-là, est l’assèchement intellectuel. En pensant que l’expertise est supérieure et plus fiable que l’intuition étayée d’un chercheur, nos sociétés occidentales prennent le risque de devenir trop sophistiquées et d’être paralysées par leurs propres règles techniques – la forme privilégiée par rapport au fond.

L’académisme a toujours été un frein à une recherche fraîche et régénératrice, avec l’argument des procédures d’évaluation anonymes, il se trouve renforcé. Victimes de cet académisme – car le structuralisme en est devenu un des éléments après avoir bousculé cet académisme… –, un anthropologue évolutionniste comme Alain Testart ou un linguiste comme Georges Bohas, remettant en cause l’arbitraire du signe à partir des langues sémitiques, n’ont pas connu la reconnaissance scientifique qui leur était due, au moins par la discussion de leurs apports théoriques. En semant d’embûches le chemin de la publication – qui ne consiste qu’à rendre public une étude pour ouvrir le débat scientifique – ou en voulant discréditer un chercheur pour des « biais » de publication, on finira par ne plus produire qu’une science terne et froide, sérieuse et dogmatique.
 

Christophe Lemardelé est docteur en sciences religieuses et auteur de nombreux articles scientifiques publiés après expertise dans des revues internationales à comité de lecture.

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