La 10e brigade du Badr : comment la mobilisation chiite communique sur les réseaux sociaux

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Matteo Puxton, édité par la rédaction.
Publié le 21 décembre 2017 - 16:21
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La 10ème brigade sur le front de Tal Afar (janvier 2017). On note les deux véhicules Safir iraniens avec canons sans recul de 106. Derrière un pick-up Land Cruiser surblindé avec mitrailleuse lourde.
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La 10ème brigade sur le front de Tal Afar (janvier 2017). On note les deux véhicules Safir iraniens avec canons sans recul de 106. Derrière un pick-up Land Cruiser surblindé avec mitrailleuse lourde.
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Le conflit irako-syrien a ceci de particulier que ses acteurs communiquent particulièrement sur les réseaux sociaux. Ces derniers peuvent permettre un analyse des différentes unités engagées dans la guerre contre l'Etat islamique. Matteo Puxton, agrégé d'Histoire, spécialiste des questions de défense et observateur de référence du conflit irako-syrien, présente en partenariat avec "France-Soir", l'exemple de la 10e brigade de l'organisation Badr.

L'organisation Badr est sans doute l'organisation politique chiite irakienne, pro-iranienne, dont la branche armée est la plus puissante en Irak. Le groupe est historiquement lié à l'Iran (source), dont il reconnaît l'autorité religieuse. Séparé depuis 2012 du Conseil suprême islamique d'Irak d'Ammar al-Hakim, le Badr intervient en Syrie dès 2013: le premier mort (source Jihadology) est annoncé en juin. La branche militaire de l'organisation (Quwet Shahid al-Sadr) a créé un corps expéditionnaire, envoyé en Syrie pour soutenir le régime Assad. En juillet 2013, ce dernier revendique 1.500 combattants. Sur les 56 brigades numérotées du Hashd al-Chabi (mobilisation populaire irakienne) recensées récemment par Aymenn Jawad al-Tamimi (source), pas moins de 15 appartiennent, ou sont reliées, au Badr, dont la 52ème brigade turkmène que je présentais il y a quelques mois.

Lire aussi: La 52ème brigade de la mobilisation populaire chiite, milice turkmène pro-iranienne en Irak

Il reste que ces brigades sont particulièrement méconnues. Le Badr les avait constituées, pour les plus anciennes, avant l'appel à la mobilisation populaire lancé par al-Sistani en juin 2014, et les a injectées dans cette organisation, avant d'en créer d'autres (comme la 52ème brigade turkmène en 2016). Pour décrire ces unités, on peut se baser sur leur présence à travers les réseaux sociaux, souvent assez forte parmi les milices chiites irakiennes -mais pas systématique, comme les portraits que j'ai déjà faits le montrent bien. Les brigades du Badr sont très présentes sur Facebook. J'ai choisi la 10ème brigade que j'avais déjà rencontrée par le passé en étudiant son implication en Syrie. Cette étude est un bon exemple de ce que l'on peut apprendre des brigades du Badr intégrées dans le Hashd al-Shabi, à travers les réseaux sociaux.

Emblème de la 10ème brigade du Badr on reconnaît l'insigne de la branche militaire de l'organisation au centre. La 10ème brigade est dite de "forces spéciales".

Une page Facebook maintenant inactive (arrêtée en mai 2016) était consacrée au régiment du "martyr" Qassem Latif al Ata'abi de la 10ème brigade. J'avais déjà évoqué (lire sur historicoblog4) ce régiment parti en Syrie fin novembre-début décembre 2015, et qui a participé à l'offensive du régime syrien en janvier-février 2016 pour libérer les enclaves chiites de Zahra et Nubl au nord-ouest d'Alep, formant la "poche d'Azaz" au nord de la ville.

En février 2016, le régiment rejoint le camp Ashraf dans la province de Diyala, qui est devenu une base du Badr, depuis que ce dernier a mené la reconquête de la province face à l'EI dès 2014. Une partie de l'unité combat aussi dans les monts Makhoul, au nord-est de Baiji.

En mars 2016, le régiment combat près de Samarra. Une vidéo du 30 mai montre l'unité au combat sur le front de Falloujah. Ce même mois, la 10e brigade semble toujours avoir des combattants en Syrie. Les combattants sont transportés par avion jusqu'à Damas avant d'être amenés dans leur camp d'entraînement, puis au front.

Une nouvelle page Facebook a pris le relais de la précédente pour ce régiment: cette page commémore fréquemment ses "martyrs". Les cadres rendent souvent visite aux blessés de l'unité. Le régiment forme ses recrues à l'académie militaire du Badr, située dans la province de Diyala, probablement au camp Ashraf. Le 19 mai, la page signale la mort de quatre combattants d'un autre régiment de la 10ème brigade, al-Bakhitawi (voir ci-dessous). En août 2017, le régiment prend part au festival annuel des "martyrs", qui entretient le souvenir autour des combattants tués.

Le 13 septembre la page loue l'installation, sur une arche située sur la route Bagdad-Kut, de panneaux en l'honneur des "martyrs" de la 10ème brigade, les cadres dont al-Bakhitawi qui a donné son nom au groupe. Le 1er octobre, le régiment, en collaboration avec le ministère du pétrole, offre un cadeau aux membres mariés de l'unité. Le 24 octobre 2017, l'unité est dans le secteur Makhmour-Erbil face aux Kurdes irakiens.

Emblème du régiment Qassem Latif al-Ata'abi.

Une autre page Facebook également inactive désormais (arrêtée en juillet 2016) était liée au régiment Salem Haider al-Bakhitawi de la 10ème brigade. Ce dernier avait également été déployé en Syrie pour l'offensive au nord-ouest d'Alep. Cette page publie surtout les éloges de "martyrs" de l'unité. Une deuxième page consacrée à la même unité s'est arrêtée en mai 2017. Une troisième page également inactive montre, en décembre 2015, plusieurs dizaines de combattants de l'unité en Syrie.

Un cadre tué en 2015, Salem Haider al-Bakhitawi, a donné son nom à l'un des régiments de la 10ème brigade.

Une page Facebook est, elle, reliée à un troisième régiment de la 10ème brigade, celui du "martyr" Tahseen Majid Al-Shati. Cette page est toujours en activité mais relaie surtout les informations de la page de la branche média de la mobilisation populaire. Le 4 octobre 2017, l'unité opère près de Bashir. Le 25 octobre 2017, lors de l'offensive du gouvernement irakien contre les Kurdes, le régiment pénètre dans Makhmour.

Un autre cadre tué en 2015, Tahseen Majid Al-Shati, semble aussi avoir donné son nom à l'un des régiments de la 10ème brigade du Badr.

Un quatrième régiment de la 10ème brigade est présent sur Facebook: le régiment Naji Rustam. Cette page publie surtout des photos de ses combattants sur le terrain. En mars 2016, le régiment combat autour de la ville de Samarra en Irak. L'unité participe semble-t-il à la bataille de Falloujah en juin 2016. Le régiment est présent pour la chevauchée à l'ouest de Mossoul et l'encerclement de Tal Afar, il tient des positions défensives.

Emblème du régiment Naji Rustam de la 10ème brigade du Badr.

Une autre page défunte (arrêtée en février 2017) publiait sur les morts et les blessés de la 10ème brigade. La page signale par exemple trois tués sur le front de Tal Afar le 22 novembre 2016. La veille, elle évoquait déjà un autre tué lors de la bataille pour l'aéroport de Tal Afar.

La page Facebook principale de la 10ème brigade du Badr est "likée" par pas moins de 25.000 personnes. On voit que la brigade se soucie d'ailleurs de contrôler les comptes "officiels" sur l'unité et d'éviter la dispersion par les comptes informels. Depuis le début 2016, il semble donc y avoir une centralisation plus prononcée de la communication via les réseaux sociaux. Le 22 novembre 2016, la page publie deux posters de deux "martyrs" morts au combat.

En décembre 2016, la 10ème brigade est autour de Tal Zalat à l'ouest de Mossoul. Le 23 décembre 2016, la 10ème brigade, qui a repoussé une contre-attaque de l'Etat islamique autour de Tal Afar, filme un char T-55 abandonné par les djihadistes. Le 26 décembre 2016, la page fait l'éloge d'un cadre vétéran du Badr sous Saddam Hussein, qui avait combattu en Syrie, et qui est décédé. Le 28 décembre 2016, la 10ème brigade fait sauter un tunnel des djihadistes à l'ouest de Mossoul. En janvier 2017, la 10ème brigade combat pour partie à l'ouest de Mossoul. Un de ses combattants, Daoud Salem Al-Noufali, est tué. En janvier 2017, une partie de la 10ème brigade est déployée dans l'est de la province de Diyala. Le 26 janvier 2017, une vidéo montre l'unité en train de déminer les pièges de l'EI dans le village de Zarqa.

La brigade est commandée par Abou T'ai al Nasiri (Ali al-Saadi) qui est tué en février 2017 sur le front de Tal Afar. Abou Huda al-Saadi le remplace. Fin mai, la 10ème brigade opère à l'ouest d'al-Qataniyah, à l'ouest de Mossoul. En juin 2017, la 10ème brigade participe à l'avance vers la frontière syrienne et à l'assaut sur al-Baaj. La page montre régulièrement Abou Mahdi al-Muhandis, le commandant adjoint de la mobilisation populaire, très proche de l'Iran. Le 17 juin, Hadi al-Amiri, le chef du Badr, est en visite à la brigade. Le 11 juillet, Qais al-Khazali, le chef d'Asaib Ahl al-Haq, autre groupe chiite irakien proche de l'Iran, visite le cimetière des "martyrs" de la brigade à Nadjaf. Le 19 juillet, des photos montrent l'entraînement des recrues. Le 4 août, la page partage une vidéo d'un nasheed de Hussein al Zubaidi al-Bahrani et de Sayed Mohammed al-Musawi écrit pour le Badr. En août 2017, la 10ème brigade du Badr participe à la bataille pour reprendre Tal Afar à l'Etat islamique.

Le 19 septembre, la page rappelle de ne pas oublier ses "martyrs" en lisant la sourate al-Fatiha qui ouvre le Coran. Le 22 septembre 2017, elle rend hommage à l'un de ses morts, qui faisait partie d'une escouade de snipers, Haidar Kazem Mahtoun Azerjawi.

Abou T'ai al Nasiri (Ali al-Saadi), le commandant de la 10ème brigade du Badr, est tué en février 2017 à l'aéroport de Tal Afar.

La 10ème brigade a également une page Facebook pour son antenne dans la province de Dhi Qar (sud de l'Irak, capitale: Nasiriyah). L'organisation Badr s'occupe par exemple des familles des "martyrs" et des blessés de la province. Les portraits des morts, notamment les chefs comme Abou T'ai al Nasiri, sont accrochés sur les murs du tombeau de Sayyida Zaynab à Damas, à côté d'autres de Kataib Hezbollah. Le 4 janvier, la page annonce la mort d'un combattant, Daoud Salem Al-Mahmoudawi. Le 27 mai, un poster rend hommage à un mort tombé à l'ouest de Mossoul. Début juin, la brigade perd trois combattants sur le front d'al-Baaj. Le 22 juillet, une vidéo du média de la mobilisation populaire montre l'entraînement d'un régiment de la brigade, celui de l'officier "martyr", Tahseen Majid Al-Shatri.

Les portraits des "martyrs" du Badr sur les murs de Sayyida Zaynab à Damas, avec en-dessous ceux d'une autre milice chiite irakienne, Kataib Hezbollah, dont on reconnaît l'emblème.

En août 2017, les membres de la province de Dhi Qar participent aux funérailles de Abou Tahseen al-Saadi, tué à Tal Afar, membre du génie et du renseignement dans la province de Maysan. On les voit aussi prendre part aux funérailles des miliciens de Kataib Sayyid al-Shuhadda tués par l'EI ce mois-là (même si la page prétend qu'il s'agit d'une frappe américaine, ce qui est faux). En octobre 2017, cette page annonce la mort de deux membres de la brigade, Abu Jaafar al-Jabri et Abu Muhammad Abdul Basit al-Abbadi. La 10ème brigade est engagée, selon ses dires, dans la bataille pour réduire la poche de Hawija tenue par les djihadistes.

Composition supposée de la 10ème brigade du Badr.

Mai 2017. Image tirée de la page Facebook du régiment Qassem Latif al-Ata'abi.

Pour conclure, l'analyse de la présence de la 10ème brigade sur les réseaux sociaux offre un certain nombre de réponses. On observe ainsi qu'elle se décompose en au moins quatre régiments, dont deux ont combattu en Syrie en plus de l'Irak. Ces régiments sont nommés d'après les noms de cadres tués au combat. La brigade entretient allègrement le "culte des martyrs", dans la tradition chiite. La reconnaissance de l'autorité religieuse de l'Iran et les liens avec la force al-Qods et les Pasdarans sont évidents. Cependant, la brigade a un ancrage local et à côté des opérations militaires, elle assure un ensemble de fonctions sociales et politiques qui explique l'importance prise par le Badr en Irak.

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