Loi Macron : une audience administrative questionne le sort réservé aux professions réglementées, garantes d'une justice à dimension humaine

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Gilles Gianni, France-Soir
Publié le 30 septembre 2023 - 11:45
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loi macron
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AFP / JOEL SAGET
Plusieurs manifestations syndicales ont exigé le retrait de la loi Macron, dès son annonce. Ici devant le Sénat, en mai 2015.
AFP / JOEL SAGET

JUSTICE - Le 10 octobre prochain, une audience peu commune va se tenir à la Cour administrative de Douai (Nord). En question, l’avenir des professions de justice réglementées, qui sont garantes de l'exercice de missions de services publics utiles à tous.

Les professions de justice réglementées font partie de ces activités encadrées par des lois et des règlements administratifs particuliers. Leur accès est limité et ceux qui les pratiquent (avocat, architecte, médecin, notaire, huissier de justice...(1) ) doivent montrer leurs capacités et qualités à exercer une mission de service public.

La loi Macron casse tout

En 2015, la loi Macron change la donne. Cette réforme dérégule plusieurs métiers, dont ceux de l'huissier et du commissaire-priseur judiciaire. Ces deux fonctions sont réunies sous un unique métier créé le 1er juillet 2022 : celui de "commissaire de justice".

Cet officier public, ministériel, nommé par le ministre de la Justice, reprend donc l'ensemble des tâches des deux professions auxquelles il se substitue. Il exécute des missions d'ordre légal (saisies, recouvrement, application des décisions de justice...) et il est chargé d'appliquer les décisions de justice qui imposent de procéder aux ventes de bien meubles aux enchères publiques.

Cette réunification revient à faire un bond en arrière de plus de deux siècles dans l'histoire de France. En effet, à l'époque de la Révolution française, un statut comparable existe déjà : l'huissier-priseur.

Peu apprécié par la population, qui ne manque pas de s'en plaindre dans les célèbres cahiers de doléances, ce métier est considéré comme une source de dérives morales. Mis en cause, l'appât du gain des acteurs d'une profession (dont les revenus n'étaient ni encadrés, ni garantis) et une position ambiguë en tant que "juge et partie".

De l'importance de la régulation

La profession d'huissier telle qu'on la connaît, au sens contemporain, est née sous l'Empire. Le décret du 14 juin 1813 a divisé par deux leur nombre, grâce à la mise en place d'un numerus clausus (2) et d'une réglementation qui n'a pas ou peu varié jusqu'en 2015.

L'huissier est alors un officier public (à qui est déléguée la puissance publique) et un officier ministériel (car titulaire d'un office conféré à vie par l'État).   

Il accède ainsi à un équilibre qui le rend d'une part indépendant et qui lui laisse d'autre part une marge pour ne pas oublier d'être "humain" dans la réalisation de ses missions. Ces dernières sont alors régies par un tarif unique satisfaisant, sur un territoire délimité, bien connu de ses services. En somme, il s'agit de pratiquer de vraies missions de service public.

C'est cet équilibre que vient détruire, pour les contempteurs de la réforme, la loi Macron du 6 août 2015. Passée grâce à l’usage du 49.3, elle renverse la table. Six professions réglementées sont impactées : les notaires, les commissaires de justice, les greffiers des tribunaux de commerce, les administrateurs judiciaires, les mandataires judiciaires, les avocats aux Conseils.

En février dernier, l'Autorité de la concurrence (qui a pour objectif de lutter contre les pratiques anticoncurrentielles et d'améliorer le fonctionnement concurrentiel des marchés), a lancé deux consultations publiques.

L'objectif est de faire évoluer la liberté d'installation des commissaires de justice et de réviser la carte relative à leur implantation. Cette autorité administrative indépendante, qui doit en théorie réguler les professions réglementées du droit, cherche à mettre en œuvre les conditions d'application de la loi Macron.

Il s'agit par conséquent pour elle d'"améliorer l'accès aux offices publics ou ministériels dans la perspective de renforcer la cohésion territoriale des prestations et d'augmenter de façon progressive le nombre d'offices sur le territoire." Une augmentation du nombre d'offices, et donc du nombre d'huissiers en France qui interpelle peu les citoyens français... Qui se soucie du sort des membres de cette profession, qui ne dispose pas d'une image très flatteuse auprès du grand public ?

Logique préoccupante d'un "business comme un autre"

Et pourtant, elle révèle une logique tout à fait préoccupante, qui concerne d'autres professions réglementées : celle d'une diminution des critères qualitatifs à respecter afin d'exercer une mission de service public. Une évolution qui est en lien avec les politiques économiques de libéralisation des secteurs d'activité et des marchés à tous crins, menées depuis la fin des années 1970, au détriment des pouvoirs régaliens de l'État.

Qu'est-ce à dire ? En brisant le numerus clausus, en instaurant d'ici 2029 une hausse des effectifs de 25%, en remettant en cause la compétence territoriale de la profession, en bradant le prix de ses actes, on assiste d'abord à une baisse de la qualité des prestations. Puis survient la marchandisation d'actes qui concernent des situations sensibles, liées à la justice humaine. En bref, ce qui était une mission de service public devient un business comme un autre.

Loin d'être accepté par la profession, le projet de réforme de la loi Macron est désormais attaqué devant les tribunaux administratifs. Un huissier de justice installé dans les Hauts-de-France a été scandalisé par cette évolution. Jean-François Tacheau a décidé d’engager la responsabilité de l’État, du fait du préjudice qu’a occasionné selon lui cette loi Macron à sa profession, et plus particulièrement à son étude, dont la position est périphérique. 

Une audience qui relance le débat  

Le 10 octobre, une audience va se tenir à la Cour administrative de Douai, rue de la Comédie. Elle illustre la problématique de la remise en cause de ces professions de justice dites "réglementées". Selon Me Tacheau, la loi Macron a bel et bien ressuscité "l'huissier-priseur", ce qu'il a expliqué précédemment dans une tribune publiée dans France-Soir, en mai dernier. 

À ses yeux, l’indépendance de l’exercice de son métier est menacée. Et la garantie du justiciable l'est aussi, par la remise en cause des éléments constitutifs de leur droit de propriété (avec une très importante extension de la compétence territoriale, un numerus clausus déverrouillé et un monopole pour le moins rétréci).

Cet huissier de la région de Dunkerque dénonce en premier lieu la guerre économique née de cette réforme, qui oblige à se disputer les clients, rendant inévitable l’apparition de problèmes éthiques.  

Au-delà de ce qui apparaît comme une volonté de défendre son activité professionnelle réglementée, et donc sécurisée, la question est bien plus profonde sur le champ social. Là encore, un regard porté sur l’histoire éclaire les choses. La Rome antique a inventé les apparitores. Ces derniers exécutent les décisions de justice, sous l’autorité d’un préfet ou d’un juge. Et le but de leur création est lié à la nécessité d’interdire aux créanciers d’exécuter eux-mêmes ces décisions, en vue de préserver des impératifs d’humanité.   

Or, la loi Macron chamboule le statut des huissiers et tend à faire d’eux "le bras armé" de leurs clients. Un fait prévisible, mécanique, qui va à l’encontre des obligations qu’ils ont naturellement à l’égard de personnes avec lesquelles ils n’ont pas contracté. Et notamment celles qu’ils poursuivent pour obtenir le paiement d’une dette.

En première instance, suivant les conclusions du Commissaire du gouvernement, le Tribunal administratif a rejeté la requête au motif que le lien de causalité - soit l’éventuelle migration de la clientèle du fait de l’augmentation de la compétence territoriale - n’a pas été démontré.   

Pourtant, certains clients ont bel et bien dénoncé des contrats qui visent l’extension de cette compétence territoriale. Et d’autres ont d’ores et déjà été condamnés pour rupture abusive, en ayant opéré un regroupement impossible à effectuer sans cette extension de compétence, ce qui a surpris. 

Un contexte d'affaires  

Cette réforme Macron, élément non négligeable, a été mise en place par l’ancien président de la Chambre nationale des huissiers de justice. Le Monde, daté du 25 juillet 2020 rapporte un signalement pour prise illégale d’intérêts à son encontre.   

Par ailleurs, Marianne (dans son édition du 1er au 7 décembre 2022), a rapporté des soupçons de financements occultes de la campagne d’Emmanuel Macron par ce même Président. Ce que celui-ci dément fermement.

La nouvelle Chambre nationale a entrepris une action en justice à l’encontre de l’ancien président, en vue de reprendre la main sur les actifs de la société ADEC. Ce prestataire de services informatiques, utilisé par toute la profession, a eu également ce même président. La Direction des affaires civiles et du sceau (DACS) a proposé une médiation refusée par l’actuel président, Benoît Santoire.  

Autant d’affaires qui n’ont pas permis de faire accepter sereinement à la profession une réforme dont le principe n’est pas compris ou n’améliore pas la perception de l’utilité sociale de sa fonction cruciale pour la société, envers le grand public.  

En deuxième instance, le ministère de la Justice tardant à répondre, la Cour administrative a été obligée d’émettre à son encontre le 22 août dernier une mise en demeure à répondre dans le mois.   

Celui-ci l’ayant ignorée, le requérant a déposé un nouveau mémoire dans lequel il demande à la Cour la mise en œuvre de l’article R612-6 du Code de justice administrative lequel dispose que "si, malgré une mise en demeure, la partie défenderesse n’a produit aucun mémoire, elle est réputée avoir acquiescé aux faits exposés dans les mémoires du requérant."  

Et ce n’est qu’après l’expiration du délai que le ministère de la Justice a présenté un mémoire en défense, "s’abstenant d’ailleurs de répondre aux arguments présentés dans la requête, avec étalage de positions de principes, une copie des conclusions de première instance", selon le requérant. On imagine donc que cette affaire doit gêner aux entournures, en haut lieu, et l’arrêt de la Cour d’appel est attendu avec un intérêt manifeste par toute une profession.  

Notes :    

(1) D'un pays de l'Union européenne à l'autre, le nombre de professions réglementées et leur type peuvent changer. Une politique d'harmonisation est faite en la matière, fortement recommandée aux gouvernements nationaux, dans les Grandes orientations des politiques économiques (GOPE) publiées chaque année par l'UE et "reclassées" il y a peu sous la forme de "programmes de travail".

(2) Numerus clausus est une expression qui provient du latin où elle signifie littéralement "nombre fermé". Elle indique une limitation - décidée par une autorité publique ou professionnelle - du nombre de personnes admises à exercer une fonction ou un métier.

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